Мученичество ХХ века

Un livre de Xenia Krivochéine : LA BEAUTE SALVATRICE, MERE MARIE (SKOBTSOV)

Les Éditions du CERF et Librairie la Procure Librairie les Editeurs Réunis

Ce livre orné de nombreuses reproductions d’œuvres picturales et graphiques de mère Marie restées jusqu’à présent inédites vient de sortir aux «Editions du CERF». Il est préfacé par Sa Sainteté Cyrille, patriarche de Moscou. La postface est rédigée par le professeur Georges Nivat. Traduit du russe par Serge Model. Archives photographiques Xenia Krivochéine.

Marie Skobtzov a prononcé ses vœux monastiques en 1932 à Paris. En Russie elle a fait partie des cercles qu’animaient Alexandre Brlok, Nicolas Goumilev, Nathalie Gontcharova… Dès ses tout débuts dans l’art, la future moniale aspire à la connaissance de Dieu. Avec les temps elle s’éloigne du modernisme et trouve son expression dans le symbolisme pictural et poétique.

L’œuvre de mère Marie — peintures, dessins, broderies d’une rare expressivité — est conservée par des collectionneurs européens ou bien dans des paroisses orthodoxes en France et en Grande-Bretagne ainsi qu’au Musée Russe et au Musée Anna Akhmatova à Saint-Pétersbourg. En 1940, Paris est occupé par la Wermacht. Arrêtée pour sa participation à la Résistance, mère Marie est déportée à Ravensbrück où elle est gazée.

Xenia Krivochéine vit en France depuis 1980. Artiste peintre, elle a publié en Russie plusieurs textes littéraires, a crée un site consacré à mère Marie

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« Et voilà ; je suis morte »

La vie de cette femme remarquable est coupée en deux : la première moitié se déroula en Russie, et la deuxième — après l’exil en 1921 — dans l’émigration en France, avec néanmoins la Russie toujours présente dans le cœur. Élisabeth Yourievna Skobtsov, née Pilenko[1], quitta sa patrie avec un immense bagage intellectuel, des conceptions politiques fixées, et intérieurement préparée à la voie monastique qui se dessinait déjà alors qu’elle était encore en Russie.

Jusqu’en 1917, la meilleure partie de la société russe avait été éduquée dans l’esprit de la miséricorde, de la compassion du cœur envers le prochain et de la foi en Dieu. La création d’hôpitaux, de foyers, d’écoles rurales, l’aide aux indigents, les actions de bienfaisance au sens le plus large étaient devenues traditionnelles. Mais par la volonté des événements, il échut à Élisabeth Yourievna de devenir la mère des laissés-pour-compte non à Saint-Pétersbourg ou à Anapa, mais à Paris.

Qui suis-je, Seigneur ? Rien qu’une usurpatrice
Dilapidant la grâce.
Chaque écorchure, chaque cicatrice
Dans le monde me rappelle : tu es mère.

Souvent, l’émigration n’unit pas les gens, mais au contraire, les sépare et les aigrit. Dans les conditions de la première émigration, des centaines de milliers de personnes avaient été jetées dans le vide. Parmi elles, des gens simples, peu instruits, mais aussi des artistocrates, des écrivains, des peintres, des artistes, des ecclésiastiques. La plupart vivaient pitoyablement. On peut le comprendre : les Russes fuyaient les balles, les fusillades bolcheviques. En chemin, tout ce qui avait pu être sauvé était vendu. Rares étaient les émigrés qui pouvaient vivre de leur profession — pour autant qu’ils en aient eu une —. L’image répandue du prince russe-chauffeur de taxi parisien, n’était, malheureusement, pas une invention de la propagande soviétique.

La famille Skobtsov[2] était arrivée de Serbie à Paris en janvier 1924. Ils avaient quitté la Russie en 1920 à quatre, mais durant ce long périple, étaient nés : à Tbilissi, un fils, Youri[3] ; et en Serbie en 1922, une fille, Anastasia. On ne peut qu’admirer l’audace et le courage avec lequel Élisabeth Yourievna Skobtsov, chargée d’une famille nombreuse, se mit à organiser la vie de celle-ci. Il ne s’agissait pas d’héroïsme ou de romantisme. Ceux qui l’ont connue se souviennent qu’en général, lui était inhérente une certaine hardiesse, avec laquelle elle se lançait dans l’inconnu pour atteindre la vérité. Sa fermeté et sa force morale impressionnaient. Nombre de ceux qui ont retenu son image racontaient que, quand elle entrait dans une pièce, elle semblait remplir tout l’espace. Que ce soit dans le domaine de l’aide au prochain, des œuvres de miséricorde, de la construction de foyers pour pauvres et malades ou de l’ouverture d’églises, sa foi résolue dans le fait qu’elle pourrait mener à bonne fin l’œuvre entreprise, contaminait ses collaborateurs. De fait, elle faisait tout de ses propres mains pour les foyers : laver les sols, ériger des murs, peindre des églises, préparer les repas… Dans des conditions désespérées, elle trouvait la force de soutenir les gens, non seulement par la parole, mais par l’action.

Dans l’émigration à Paris, elle rencontra des sympathisants et d’anciens amis. Vivre sans contacts avec des personnes avec lesquelles on était en communion d’esprit était impossible, et malgré la pauvreté, Élisabeth Yourievna suivit ce chemin-là. Elle continua à écrire, à publier des articles, des poèmes, à donner des conférences et à … étudier. La création du beau fut toujours pour elle une planche de salut durant les périodes les plus difficiles de sa vie. (Même à Ravensbrück, dans des conditions inhumaines, alors qu’elle était malade et à deux doigts de la mort, Mère Marie poursuivit ce qu’elle avait entamé).

En janvier 1923, un groupe nombreux d’intellectuels fut expulsé de Russie, parmi lesquels Serge Boulgakov. Dès 1925, à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge de Paris, il présida la chaire de théologie dogmatique. Ses conférences attiraient de nombreux auditeurs et éveillaient un immense intérêt, et ses exposés suscitaient souvent des discussions, des débats. Élisabeth Yourievna devient une auditrice libre de l’Institut de théologie. L’atmosphère dans laquelle elle s’était plongée la transforma complètement, et nombre de ses questions trouvèrent des réponses ; des sympathisants des mêmes idées que les siennes apparurent ; elle commenca pour ainsi dire une nouvelle vie, sous la houlette du père Serge Boulgakov, qui était devenu son maître et son père spirituel.

En ce temps-là à Paris, étaient publiés quotidiennement plusieurs journaux russes, des revues, existaient des dizaines de maisons d’éditions, des écoles russes, des camps d’été, et une école du dimanche auprès de chaque paroisse orthodoxe ; le Corps des cadets poursuivait ses activités, les mouvements et partis politiques les plus divers polémiquaient passionnément. Tout dans les milieux de l’émigration était agencé de telle manière qu’on aurait pu croire que l’homme russe n’était pas en exil, mais en mission de longue durée. La vie sociale et culturelle battait son plein ! Élisabeth Yourievna, avec ses trois enfants, son mari et sa mère, se retrouva au cœur de ces événements.

Durant l’hiver 1925–26, la petite Nastia [Anastasia] tomba gravement malade, et décéda le 7 mars 1926. Sa mère ne quitta pas le chevet de sa fille mourante. Des portraits de Nastia agonisante nous sont parvenus, datés pratiquement heure par heure. La mort de sa fille, comme en son temps celle de son père bien-aimé, ébranla Elisabeth Skobtsov. En 1934, elle écrira : » Combien d’années — depuis toujours — ai-je ignoré ce qu’est la pénitence, et maintenant je m’effraye de mon insignifiance … Au chevet de Nastia, je sentis que mon âme, toute ma vie durant, avait erré sur des sentiers tortueux. Désormais, j’aspire à une route véritable et déblayée, non parce que je crois en la vie, mais pour justifier, comprendre et accepter la mort. Quoi qu’on pense, rien n’a jamais été inventé de plus fort que ces paroles : «Aimez-vous les uns les autres.» Seulement, il faut aller jusqu’au bout et ne pas faire d’exception. Alors tout sera justifié et la vie illuminée. Sans cela, tout est horreur et pesanteur «… On peut considérer ces lignes comme cruciales : il s’agit du début du chemin auquel elle se préparait intérieurement depuis si longtemps. La mort de sa fille avait clarifié l’objectif : se consacrer sans retour à l’amour du prochain. Par la suite, il lui faudrait encore supporter deux pertes terribles. En 1935, sur les conseils du vieil ami de la famille Alexis Tolstoï, sa fille aînée, Gaïana[4], rentrait en URSS. Un an après, cette jeune femme de vingt-trois ans et en pleine santé, décédait à Moscou du typhus (selon la version officielle). Et pendant la guerre, le 8 février 1943, la Gestapo arrêtera, dans le Paris occupé, son fils Youri Skobtsov, qui périra durant l’hiver 1944 à Buchenvald.

En 1927, au 5e congrès de l’Action Chrétienne des Étudiants Russes à Clermont, Élisabeth Yourievna évait été élue suppléante au Conseil du mouvement. C’est à partir de ce moment-là que commence son action missionnaire. Formellement, elle devait sillonner la France pour y présenter des exposés lors des réunions d’associations russes, dispersées à travers le pays. Elle-même avouera dans ses comptes-rendus que très souvent ses exposés interventions se transformaient en discussions spirituelles : » Dès la première rencontre, des discussions très ouvertes s’engageaient à propos de la vie émigrée ou du passé, et mes interlocuteurs, ayant sans doute trouvé en moi l’auditeur qui convenait, tentaient ensuite de me parler seuls-à-seule une minute : près de la porte se formaient des files, comme au confessionnal. Les gens voulaient épancher leur coeur, parler d’un terrible chagrin qui les brûlait depuis des années, ou des douleurs dans leur conscience, qui ne les laissaient jamais en paix. Dans de telles impasses, il n’est pas besoin de parler de la foi en Dieu, du Christ ou de l’Église. Ce qui est nécessaire alors n’est pas un sermon religieux, mais la chose la plus simple de toutes : la compassion. «

Son récit de sa visite aux mineurs de fond dans les Pyrénées et de la véritable haine avec laquelle elle fut reçue par ces malheureux, mérite une attention particulière. La proposition, faite par Élisabeth Skobtsov, de présenter un exposé, fut reçue avec hostilité : » Qu’avons-nous besoin de conférences ? Vous feriez mieux de laver notre plancher, de nettoyer toute cette crasse ! «. Elle accepta immédiatement : » Elle travailla avec zèle, éclaboussant toute sa robe d’eau. Les mineurs, assis, regardaient … soudain, celui qui avait réagi si agressivement, retira sa veste en cuir et me la donna : «Mettez-la… vous êtes toute mouillée». Et la glace fut rompue. Quand je finis de laver le sol, l’on m’installa à table, m’apporta à manger et l’on entama la conversation «. Au cours de la discussion, il apparut que l’un des mineurs était au bord du suicide. Élisabeth Yourievna comprit qu’elle ne pouvait le laisser dans cet état. Elle décida de le convaincre de se rendre chez ses amis, où il pourrait reconstituer ses forces.

Lors de l’un de ses voyages à Marseille en vue de sauver deux émigrés russes toxicomanes, elle entra sans crainte dans le bouge où ils se trouvaient et en sortit les deux jeunes gens par la force. Elle prit le train avec eux et les ramena dans leur famille, au village, où ils revinrent peu à peu à eux. » … ce que je leur donne est si insignifiant : j’ai parlé, je suis partie et j’ai oublié. Mais chacun d’eux exige de nous notre vie entière, ni plus, ni moins. Donner sa vie à un ivrogne ou à un estropié, c’est si dur ! »

Elle continua à voyager à travers les France pour des conférences, mais à chaque fois, celles-ci débouchaient sur des contacts humains, et les discussions sur le salut des âmes, le plus souvent, s transformaient en actions concrètes : une aide aux malades, aux enfants orphelins, aux femmes désespérées de solitude et de misère… Elle se demandait de plus en plus souvent : que peut-on encore faire pour ces malheureux, comment agir non pas demain, mais aujourd’hui-même… Au début des années trente, un groupe de sympathisants s’était rassemblé autour d’elle. C’est ainsi que naquit l’association » L’Action orthodoxe «. » Nous ne nous sommes pas réunis pour une étude théorique des questions sociales dans l’esprit de l’orthodoxie. Parmi nous, il y a peu de théologiens, peu de savants, et néanmoins, nous souhaitons lier intimement notre pensée et notre conception sociale à la vie et au travail. Nous savons que «La foi sans les œuvres est une foi morte». » Et le 16 mars 1932, en l’église de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge, Élisabeth Yourievna reçoit des mains du métropolite Euloge[5] la tonsure monastique, sous le nom de Marie en l’honneur de sainte Marie l’Égyptienne. Le métropolite espérait vivement que Mère Marie suivrait la voie du monachisme traditionnel. Mais il ne devait pas en être ainsi. Après sa tonsure, Mère Marie visita plusieurs monastères, se rendit au couvent de Piukhtitsy en Estonie, ainsi qu’à Valaam en Finlande. Cependant, ce n’est pas dans la vie recluse qu’elle perçevait sa vocation ; sa nature profonde et sa volonté de service étaient orientées vers le peuple, vers les gens, vers un monachisme dans le monde. Elle ne devint pas la fondatrice du monachisme contemplatif féminin en France, bien que le métropolite Euloge ait beaucoup compté là-dessus. Un jour, ils voyageaient ensemble en train, et, debout près de la fenêtre, admiraient le paysage ; soudain, montrant les forêts et les champs par la fenêtre, le métropolite prononca d’un air pensif : » Voici votre monastère, Mère Marie ! «

Dès septembre 1932, Mère Marie signe son premier contrat de location d’une maison, où elle comptait ouvrir un » foyer pour femmes seules «. Elle avait loué cette maison, située au 9 de la rue Villa de Saxe à Paris, sans aucun moyen financier assuré. Il fallut emprunter l’argent (cela se répétera souvent par la suite). La dénomination d’ » Action orthodoxe » fut trouvée par N. Berdiaev, et ses plus proches assistants et collaborateurs la soutinrent en permanence : Ph. Т. Pianov[6], I. I. Fondaminsky[7], C. V. Моtchoulski[8], le père Dimitri Klépinine[9], et son père spirituel, le père Serge Boulgakov. À l’ouverture du premier foyer, » L’Action orthodoxe » disposait déjà d’une expérience non négligeable. Et il ne s’agissait pas seulement des cercles théologiques et des voyages-conférences à travers la France, mais d’une aide organisée concrètement.

Cette première maison, qui allait devenir un foyer pour tous les nécessiteux, était ancienne et vide. Mère Marie décida immédiatement qu’une des pièces au premier étage serait transformée en chapelle. C’est dans cette église qu’elle commença la peinture à fresque des murs et des fenêtres, et la broderie pour la décoration. Progressivement, la maison se remplit de » visiteuses «, et au bout de deux ans, elle ne pouvait plus contenir tous les nécessiteux. Les photographies en noir et blanc qui nous sont parvenues permettent seulement de se représenter partiellement la beauté, créée par Mère Marie de ses mains. En 1912, elle avait écrit des vers, ignorant que vingt ans plus tard, elle transposerait ces lignes en une broderie sur un sujet évangélique :

Je vais prier Dieu pour un autre silence,
Je broderai un dessin sans fin,
Et le fil vermeil me conduira lentement
À travers déserts et monts bleuissants.
Au-dessus de l’eau, je broderai une forêt d’oliviers,
Les croix des cordages sombres des pêcheurs,
L’azurinfini desvastes cieux,
Des poissons rouges dans les mers limpides.
À travers le rideau bleu, une colombe s’envolera
Auréolée de rayons cristallins;
Dans les champs stellaires, le diable sera vaincu,
Je broderai en fil d’or le choc des épées.

Les souvenirs de Sophie Borissovna Pilenko (la mère d’Élisabeth Yourievna)[10] nous transmettent de précieux témoignages sur la manière dont s’organisèrent les premiers foyers (dortoirs et chapelles attenantes).

» Mère Marie demanda à Monseigneur Euloge sa bénédiction pour aménager un foyer pour femmes et une chapelle. Elle ne disposait pas de moyens, mais croyait en l’aide de Dieu et était pleine d’énergie. Une maison fut louée à la rue Villa de Saxe et le contrat de bail, signé le jour de la fête de la Protection de la Mère de Dieu. Monseigneur déclara que c’était une indication directe d’en-haut, pour que notre église soit dédiée à la Protection de la Mère de Dieu, et alloua d’avance 5000 francs pour la location de la maison. «Mais, dit Monseigneur, je ne puis rien faire de plus, arrangez-vous pour la suite».

Les premiers temps, cette maison n’était pas aménagée du tout ; il n’y avait aucun meuble, mais Mère Marie s’installa la première dans cet espace encore inhabitable et se mit à dormir à même le sol. Très vite, cependant, le foyer devint si renommé à Paris pour son accueil et son aide active, que Mère Marie fut obligée de s’installer dans une chambrette sous l’escalier, derrière la chaufferie, à la fenêtre à moitié enterreé. C’est là qu’elle recevait ses amis, les invitant à venir «s’asseoir sur son tas de cendres». Cette chambrette était remplie d’icônes, d’innombrables livres, manuscrits, broderies, portraits de sa fille décédée, et de quelques maigres meubles ; il y avait aussi un trou, bouché par une vieille botte, dans lequel vivait un rat apprivoisé. Ici, elle ne s’appartenait plus, et l’on frappait à sa porte en permanence. Certains jours, il venait jusqu’à une quarantaine de personnes — connues ou inconnues — avec leurs besoins, leurs peines et leurs joies. » C’est là qu’ arriva un jour Igor Alexandrovitch Krivochéine[11], pour aider l’ » Action orthodoxe «.

La maison et l’église prenaient rapidement vie, chacun apportant ce qu’il pouvait : meubles, vêtements, objets, … L’église était progressivement aménagée, s’animait grâce aux personnes qui venaient y prier, ce qui n’allait pas sans mal car on n’y trouvait presque pas d’icônes ; les premiers dons furent ceux de sœur Jeanne Reitlinger, elle-même iconographe. C’est ici que, pour la première fois, Mère Marie peignit à fresque les murs, et une partie des portes royales, d’ornements végétaux. Des photographies de cette église ont été conservées ; on peut y voir combien de savoir-faire et d’amour elle avait mis dans l’aménagement intérieur de l’église, la peinture des murs et des fenêtres. » L’une des pièces à la Villa de Saxe fut transformée par Mère Marie en chapelle, qu’elle fresqua elle-même. Au-dessus des portes nord et sud du sanctuaire, des chérubins et des séraphims immaculés planaient sur un fond bleu ; de part et d’autre, se déployaient de joyeux motifs décoratifs floraux dans un style russe contemporain, rappelant les œuvres de N. Gontcharova. »

* * *

Mère Marie continuait à œuvrer activement non seulement pour aménager la maison, mais parcourait aussi la France, correspondait avec les hôpitaux, s’y rendait et en ramenait dans son » foyer » les personnes les plus diverses, pour qu’elles y recouvrent leurs forces. Les uns n’avaient pas les moyens de rester longtemps à l’hôpital, d’autres étaient seuls et avaient besoin d’aide pour mettre en ordre leurs documents, et ensuite pour trouver du travail ; le plus dur, c’était pour les vieillards. Dans son récit « Chez leslaissés-pour-compte «, Mère Marie raconte : » Tout d’abord, nous réussimes à organiser un Comité d’aide aux malades psychiatriques russes, auquel prirent part des médecins-psychiatres, tant russes que français, et d’autres personnes, ayant à cœur la situation difficile de ces malades. Ensuite, nous réussimes, en correspondant avec toutes les institutions psychiatriques françaises (il y en a plus de quatre-vingt), à établir qu’au moins dans soixante d’entre-elles, des Russes se trouvent en traitement. Le chiffre global de ces personnes atteint les 600 individus. Ces maisons sont dispersées à travers toute la France, et les Russes y sont répartis inégalement : dans certains établissements, on n’en compte que deux ou trois, tandis que dans d’autres, il y en a des dizaines. Le Comité se doit de visiter toutes ces maisons, ce qui nécessite évidemment de grands moyens, et ce, même en confiant cette tâche, dans les départements reculés, aux prêtres orthodoxes locaux. Mais, malgré les difficultés d’une telle entreprise, je réussis à réaliser quelque chose «. » Ensuite, parmi tous mes souvenirs, je voudrais signaler deux colonies familiales (une masculine et une féminine), situées dans la département de la Seine. Le centre de cet établissement ne réunit pas un grand nombre de malades ; c’est un hôpital pour une cinquantaine de personnes, avec salle de réunion, de cinéma, douches, salon de coiffure, local du personnel et bureau administratif. Le principe de cet asile, c’est que les malades soient répartis en appartements chez les habitants locaux. Le gouvernement paie aux habitants locaux qui prennent chez eux un malade, près de 300 francs par mois. Et le meilleur des hôtes reçoit, lors d’un concours annuel, une récompense «….. » Maintenant, je voudrais aborder la question des malades russes. Cette notion de «russe» a pour moi et pour notre «Action orthodoxe» un sens bien plus large. Il m’arrive souvent d’avoir affaire à des malades de toutes les nationalités slaves. Ils étaient heureux de pouvoir s’expliquer avec moi au moins dans une langue slave, et de raconter leurs besoins. Car ils ne connaissent pas le français et ne pouvaient s’expliquer avec le personnel soignant. «

» J’ai, moi-même, vu un cas tout à fait épouvantable (et, manifestement, il ne s’agissait pas d’un phénomène isolé) : quand un jeune polonais, à peine arrivé en France et ne connaissant pas un seul mot de français, tomba malade, il fut envoyé pour être soigné non dans un hôpital, mais dans un asile psychiatrique. C’est là que je l’ai découvert. Et combien de cas pareils ! Nombre de ces malades supplient de les aider à quitter ces lieux. Mais n’oublions pas que les malades constituent la majorité d’entre-eux, et que leur sortie est impossible. Il faut néanmoins visiter les patients tant dans les hôpitaux ordinaires que psychiatriques. Il faut répondre à leurs lettres, leur envoyer des journaux, des livres, du tabac …

Mais il y a une catégorie de gens qui ont besoin non seulement d’un tel soutien «cosmétique», mais d’une aide minutieuse et constante. Il faut que quelqu’un se charge du souci de leur trouver du travail ou une occupation à la mesure de leurs forces, hors de l’hôpital. À cette catégorie appartiennent : d’abord, les anciens alcooliques, parfois enfermés depuis cinq ans et désintoxiqués, ensuite les victimes d’accidents de toute sorte, de chutes, de chocs, de commotions cérébrales, les malvoyants et les sourds.

Visitant les hôpitaux, j’ai rencontré, ces derniers temps, parmi les ressortissants de peuples «russo-slaves» : plusieurs ingénieurs, peintres, de nombreux officiers, des chauffeurs de taxi, de simples cosaques, un banquier, un soldat du corps expéditionnaire, un kalmouk. (Il y a beaucoup de moins de femmes que d’hommes.) Parmi les malades, certains sont très jeunes. J’ai vu trois aveugles ; l’état de l’un d’entre-eux s’est, selon le médecin, amélioré après une opération. Tous ces gens ont besoin de converser dans leur langue maternelle, de compassion et d’attention, car ils sont tous seuls. «

Elle savait combien était lourde sa mission. Elle connaissait parfaitement les nécessités et le désespoir des émigrés, et, devenue moniale, Mère Marie se fixa pour objectif de créer un véritable foyer, où les gens pourraient non seulement manger, mais également recevoir une aide dans la mise en ordre de leurs papiers, indispensables pour trouver du travail. Voici ce qu’elle écrit : » J’appris une maternité nouvelle, particulière, vaste et universelle. Je revins du cimetière (après les funérailles de sa fille Nastia) toute autre, avec un nouveau chemin, un nouveau sens dans ma vie. Et maintenant, il fallait donner corps à ce sentiment «.

Deux années après, l’œuvre, entreprise littéralement à partir de rien, avait à ce point grandi qu’il fallut trouver des locaux plus grands et Mère Marie se mit à en chercher de nouveaux. Le risque était grand, car il n’y avait pas d’argent, mais une fois qu’elle avait décidé quelque chose, elle ne reculait devant aucune difficulté. Et bientôt, l’on trouva une grande maison au 77, rue de Lourmel, dans le 15e arrondissement de Paris.

De fait, avec l’aide de Dieu, les choses s’arrangèrent ! La maison était à ce point inhabitable qu’il fallut entreprendre une véritable reconstruction. Mais cela même ne s’avéra pas un obstacle pour Mère Marie, qui ne restait pas une minute sans s’affairer : l’aménagement, l’achat des provisions, les voyages à travers le pays, la broderie d’icônes, les poèmes, les articles … il est impossible de tout embrasser. Son proche ami et collaborateur C. V. Motchoulski se souvient : » La chambre, dans laquelle vit Mère Marie, se situe sous l’escalier, entre la cuisine et le hall. On y trouve une grande table, recouverte de manuscrits, de lettres, de listes de comptes et d’objets les plus inattendus. Sur la table, un panier avec des pelotes de laine multicolores, une grande tasse avec du thé froid oublié. Dans le coin, une icône sombre… La chambre n’est pas chauffée. La porte, toujours ouverte. Parfois, Mère Marie n’en peut plus, ferme sa porte à clé, s’écroule dans son fauteuil et dit : «Je n’en puis plus, je ne peux plus réfléchir. Je suis éreintée. Aujourd’hui, il y a eu près de quarante personnes, chacune avec sa peine, ses besoins. Je ne puis quand même les chasser !» Mais le verrouillage ne sert de rien : l’on commence à frapper avec insistance à la porte, elle ouvre et me lance : «C’est ainsi que je vis !». » Lourmel restera jusqu’à la fin le centre de l’action de Mère Marie. C’est ici que seront arrêtés son fils Youri et le père Dimitri Klépinine.

Le 14 juin 1940, Paris est occupé. Le travail de Mère Marie et de » L’Action orthodoxe » non seulement ne s’arrêta pas pour autant, mais se renforça et s’élargit. Sous l’administration allemande, cette action devint plus dangereuse, et le 22 juin 1941, après l’invasion de l’URSS par l’Allemagne, plus d’un millier d’émigrés russes furent arrêtés à Paris et dans ses environs. Tous furent transférés au camp de Compiègne, à une centaine de kilomètres de Paris. » Parmi les arrêtés, l’on trouvait des collaborateurs de Mère Marie à «L’Action orthodoxe» : Ph. Т. Pianov, L. А. Zander[12], I. I. Fondaminsky. Parmi les détenus, il y avait également Igor Alexandrovitch Krivochéine. Fin juillet, ce dernier fut libéré. Ses co-détenus, dont le sort était encore incertain, lui demandèrent d’organiser une aide aux détenus du camp et à leurs familles, dont un certain nombre avaient été privées de moyens de subsistance. Pour accomplir cette tâche, I. A. Krivochéine s’adressa à S. F. Stern, homme d’une bonté d’âme et d’une abnégation exceptionelles, qui, depuis des années, avant la guerre, s’occupait de collecter des dons et d’aider les nécessiteux. Stern accepta de l’aider, et conseilla à Krivochéine de s’adresser à Mère Marie. Ce fut leur première rencontre. Mère Marie le reçut chaleureusement et accepta immédiatement ce travail en commun «.[13]

Ensuite, avec l’aide de Krivochéine fut organisé un comité, qui outre Mère Marie, Krivochéine et S. F. Stern, comprenait le père Dimitri Klépinine, S. V. Medvedeva et R. S. Kliatchkina.[14] Durant la période 1941-42, le comité envoya des centaines de colis aux familles des détenus et des nécessiteux, et la Croix-Rouge française fournit un camion pour le transport des colis. La période la plus dangereuse pour » L’Action orthodoxe » commença le 7 juin 1942, quand le décret de la chancellerie hitlérienne contraignant tous les Juifs à porter » l’étoile jaune » entra en vigueur en France. À partir de juillet, commencent des rafles de juifs. Il n’y avait déjà pas assez de place pour tous les nécessiteux dans la maison de la rue de Lourmel, mais avec l’apparition d’un nouveau problème : l’aide aux Juifs, le travail ne fit qu’augmenter. Krivochéine disait que » la question n’était plus seulement celle de l’aide matérielle. Il fallait trouver des faux papiers pour les Juifs, les aider à fuir en zone non-occupée, les cacher et de placer les enfants dont les parents avaient été arrêtés. » Et il était trop tard pour arrêter la course du temps ! Le jour de la mort de Mère Marie se rapprochait inexorablement. À partir du décès de Gaïana et jusqu’au début de la guerre, elle parle de plus en plus de la mort dans ses poèmes. Ses rêves les yeux ouverts à propos de sa propre mort, de sa disparition par le feu, étonnent par leur clairvoyance.[15] C’est comme si les semaines et les heures qu’elle passera au camp de Ravensbrück deux années plus tard, avaient été décrites à l’avance :

Seigneur, c’estsurcette couche —
(De fait, il n’y en a pas d’autre à attendre) —
Que je vivrai mes dernières semaines,
Lentement, je vais m’éteindre.

Dans un autre poème, elle poursuit :

En donsolennel, aveuglant,
Tu m’as offert la mort. Succombant,
L’âme, consumée dans le feu de l’incendie
Lentement, pour toujours se plonge dans la nuit.
Alors que reste au fond le charbon noir-couleur de terre,
Elle doit se cacher et se taire.
Mais Tu as imprimé dans le cœur, par le feu prééternel,
Le sceaudu baptême mortel.

Le 8 février 1943, une perquisition a lieu rue de Lourmel, durant laquelle les gestapistes saccagent les locaux de » L’Action orthodoxe «. Le fils de Mère Marie, Youri Skobstov, est emmené.

Le 9 février, Mère Marie, le père Dimitri Klépinine et Th. Pianov sont arrêtés par la Gestapo, et incarcérés dans une prison de transit : le fort de Romainville.

Le 27 avril, parmi 213 détenues, Mère Marie est déportée de Compiègne au camp de concentration féminin de Ravensbrück.

Le 28 janvier 1944, Sophie Borissovna Pilenko reçoit une carte de sa fille de Ravensbrück, dans laquelle Mère Marie a écrit : » Je suis solide et en bonne santé «.

Le 6 février, le fils de Mère Marie, Youri Skobtsov, périt au camp de concentration de Dora.

Le 16 avril, fête de Pâques orthodoxe. Mère Marie a décoré les fenêtres de son baraquement de découpages en papier (toutes les fêtes, y compris religieuses, étaient interdites dans le camp). Elle visite les autres baraques, y console les femmes, mène des discussions et raconte à de nombreux détenus soviétiques la vie en France. Elle leur lit fréquemment l’Évangile et le commente. Ce livre précieux lui sera volé, quand Mère Marie sera transférée au bloc de quarantaine.

Le 10 janvier 1945, Mère Marie, affaiblie et malade, est transférée au Jugendlager.

Le 31 mars, la détenue matricule 19263 est gazée dans la chambre à gaz de Ravensbrück.

* * *

Elisabeth Yourievna Kouzmine-Karavaïev — en religion Mère Marie — est connue, avant tout, en tant que remarquable poétesse lyrique, ayant commencé son œuvre créatrice à l’époque d’Alexandre Blok[16], durant la période de l’histoire de l’art russe qu’on a dénommée » l’—ge d’argent «. Mais peu de gens savent que la nature et Dieu ont également doué cette femme d’un authentique talent de peintre.

Malheureusement, l’étude de cet aspect de l’œuvre de Mère Marie fut considérablement compliquée, pour différentes raisons. Avant tout, en raison des circonstances historiques : Élisabeth Yourievna se retrouva en émigration et son art — comme d’ailleurs sa vie — furent scindés en deux parties.

De 1911 à 1921, ce fut la période russe, remplie de poésie, des premières expositions, des premiers essais philosophiques. Elle était alors imprégnée par l’esprit et la créativité d’Alexandre Blok, Viatcheslav Ivanov, Nicolas Goumilëv, Nathalie Gontcharova, Maximilien Volochine. Mais la future Mère Marie cherchait déjà le chemin de la connaissance de Dieu. Peu à peu, elle délaisse le modernisme et trouve définitivement sa voie dans la poésie et la peinture philosophico-religieuses et symboliste. Un jour, très jeune encore et sans soupçonner sa vocation, elle avait déclaré : » mon art est comme une prière «.

De rares œuvres picturales de Mère Marie ont été conservées en Russie ; quant à la France, où elle vécut sa » seconde » vie jusqu’à sa fin tragique, ses œuvres furent dispersées dans des églises, chez des particuliers, ou simplement perdues, voire détruites. Il faut dire que, ni en Russie ni plus tard en France où elle devint moniale, Élisabeth Yourievna ne signa jamais ses œuvres littéraires ou artistiques. On peut donc espérer qu’avec le temps, dans les réserves des musées, les fonds, les collections privées, les églises, l’on fera de nouvelles trouvailles appartenant à un » peintre inconnu «.

Ces dernières années, on a trouvé en France et en Grande-Bretagne une série entière de dessins, d’icônes brodées, d’ornements liturgiques, de suaires, que Mère Marie créait pour ses églises et ses foyers pour les miséreux. Elle peignait elle-même les murs et les fenêtres de ces églises, et malheureusement, le temps et les circonstances n’ont conservé que les photographies de ces églises à Paris, les objets ayant été dispersés.

Mère Marie a péri en martyre il y a longtemps déjà, et dans le tourbillon implacable de la vie, des révolutions et des guerres, bien des choses ont définitivement été effacées de notre mémoire. Les désappointements quotidiens et l’amertume obscurcissent le souvenir des exploits et des victimes d’hier, mais Mère Marie poursuit son récit de » là-bas «. Ces dix dernières années, son nom a été éclairé par une lumière particulière, et son image — tout autre, différente, sans doute, de celle qu’avait connue son entourage parisien — nous est revenue du néant après des décennies. Que le lecteur me pardonne, mais il est impossible de le dire autrement : de nos jours, Mère Marie (Skobtsov) est devenue très demandée.

Comment ne pas se souvenir que Mère Marie avait grandi à une époque où chaque demoiselle de bonne famille connaissait le français ou l’allemand, dessinait et brodait, chantait, jouait du piano, dansait et composait des poèmes dans des albums ? L’émancipation commençait seulement à germer, et la manifestation de talents multiformes et l’aspiration à les réaliser était encore une rareté. Les archives Bakhmetieff conservent des dessins de Mère Marie. Bien sûr, le destin tragique de Mère Marie a donné une autre valeur à son œuvre artistique. Il serait erroné d’estimer la peinture de Mère Marie de même valeur que les travaux de maîtres renommés comme G. Krug, D. Stelletzki, L. Ouspenski …[17] Du point de vue de la perfection artistique, ses œuvres sont de qualité inférieure, Mère Marie étant autodidacte. Mais même dans ses œuvres » imparfaites «, elle a — tout comme Sœur Jeanne (Reitlinger) — transposé l’énergie de sa vie, de ses recherches et de ses sentiments. Comprenait-elle qu’elle n’atteindrait à son » moi » véritable qu’à Ravensbrück ?…

Depuis, bien des choses ont été publiées à propos de la moniale Marie : on a édité ses poèmes, essais, œuvres théologiques, et il est inutile de répéter ici des faits connus de tous ; les clichés éculés masquent bien des choses… Et c’est justement ce » quelque chose » qu’examinent jusqu’à nos jours les historiens, les gens d’Église, et nous aussi, pour qui la vie et la mort restent un mystère.

Dans une notice biographique, un épisode curieux est relaté, qui se déroula durant l’enfance d’Élisabeth Pilenko. Lisa était une enfant sociable, qui aimait rassembler la marmaille pour leur raconter des histoires avec passion. Un jour sa mère, se trouvant par hasard dans les parages, entendit Lisa déclarer : » … et voilà ; je suis morte «. Sa mère saisit-elle ce que racontait sa fille ? Ou était-ce la dernière phrase d’un récit ? On sait que, même au camp de Ravensbrück, Mère Marie composait des poèmes, peignait des icônes et se préparait à son ultime auto-révélation dans la mort. Mais sa fin sacrificielle éclipsa pour de longues années une composante essentielle de cette femme universelle : la recherche d’elle-même.

En tant que personnalité remarquable, elle s’inscrit évidemment dans la liste des femmes russes émancipées du XXe siècle. Sa jeunesse fut formée par le siècle de Dostoïevsky et Tolstoï, et comme d’autres demoiselles elle s’endormait avec un roman français sous son oreiller ; plus tard, elle se passionna pour Khomiakov et V. Soloviev, se lia à Saryan, étudia le symbolisme, imita N. Gontcharova, s’éprit de Blok, et à Paris, ses maîtres spirituels furent le père Serge Boulgakov et N. Berdiaev… Cette esquisse rapide ne peut donner qu’une représentation approximative du diapason des passions de la jeune Lisa.

Le temps et les chemins, passés à recherche de soi-même, se compliquaient encore du fait que le milieu artistique était composé de personnes d’une orientation déterminée. La roue rouge prenait son élan, et l’intelligentsia artistique rêvait de la révolution, écrivait des manifestes et vivait de passions tout à fait terrestres, dans l’attente de l’avenir radieux. Tous attendaient et claironnaient l’approche du bonheur, et se dépêchaient d’enterrer la Russie. Les sympathies de Mère Marie la portaient à gauche, du côté de la partie » progressive » de la société, elle s’affilia au parti des socialistes-révolutionnaires, et défendit avec entrain les réformes… mais très rapidement cette bravoure révolutionnaire commença à s’apaiser. En ces années où le frère se levait contre le frère, quand commençaient les rafles et les fusillades et quand le rouleau compresseur bolchevique écrasait tout sur son passage… elle, brûlée par la passion et le pressentiment de la fin, décrivait cela dans ses poèmes et ses lettres à Blok. Elle vivait péniblement son divorce[18], souffrait de l’absence de sentiments réciproques, d’abandon[19], de solitude spirituelle, se mit à fréquenter des cours de théologie, et — comme elle en rêvait elle-même — attendait un » signe «, un » appel » particulier, » recherchait des épreuves » et portait sous sa robe une espèce de cilice : un lourd tuyau de plomb.[20] Durant ces années du début de l’agonie de la Russie, sa propre âme agitée se tourna entièrement vers les thèmes religieux, et il importe peu que ses poèmes et dessins pèchent par un excès de sentiments et d’inachèvement.[21]

Elle se plaignait amèrement, dans son journal intime, qu’» à la «tour» d’Ivanov, elle étouffait «, que tous ces » habitants des cieux » lui étaient étrangers, incapables qu’ils étaient de descendre de leur Olympe sur terre, là où se déroulait, au même moment, quelque chose de terrible, et qui allait devenir encore plus épouvantable. Que l’Apocalypse arrivait, mais ces » habitants des cieux » géniaux étaient profondément indifférents à ce qui se passait à leurs pieds. Leur souci principal, c’était de s’admirer et de lutter pour la survie dans le nouveau contexte révolutionnaire. Ivan Bounine dans ses » Jours maudits « a remarquablement décrit cette agonie, cette trahison et ces vils dithyrambes adressés aux Soviets par les nombreux troubadours de la » Tour «. Dans les mêmes » Jours maudits «, sont décrits de manière pénétrante Maïakovski, Volochine, Essénine et Alexis Tolstoï ; de ce dernier, l’agitation, les voyages innombrables à l’étranger, les retours en URSS et le long et pénible travail sur son » Chemin des tourments «. Il avait commencé à écrire ce roman avant la révolution, et ne parvenait pas à l’achever » comme il le fallait «. Mère Marie, qui était liée d’amitié avec A. Tolstoï, pouvait-elle imaginer le rôle majeur qu’il jouerait dans le destin de sa fille Gaïana à Paris en 1935 ?

Mère Marie avait, durant sa vie, signé différemment ses œuvres : Lisa Pilenko, É. You. Kouzmine-Karavaïev, Е. Skobtsov, Youri Danilov, » You. D. » et » D. Youriev «, » ММ » et, à la toute fin, » Mère Marie «. Que se cachait-il derrière cette suite de signatures, si ce n’est la recherche de soi, de sa personnalité, qui par son caractère paradoxal suscite encore des débats, non seulement dans les milieux artistiques, mais aussi ecclésiastiques ? Ce n’est peut-être qu’en 2004, quand elle fut proclamée sainte, que la personnalité de Mère Marie (Skobtsov) fut définitivement déterminée ? Et aujourd’hui, son exclamation enfantine : » et voilà ; je suis morte » résonne soudain de manière inattendue comme l’accord final !

Ses poèmes sont remplis de vers malhabiles, tortueux, et parfois même naïfs. Ses essais théologiques pèchent par inachèvement de la pensée, de trop longues notes, des digressions, bien que dans leur ensemble, ils reflètent l’époque et posent les questions auxquelles la pensée philosophique russe cherchait des réponses. Le critique littéraire C. Motchoulski, qui connaissait personnellement Mère Marie, disait qu’elle » écrit ses poèmes dans l’ivresse et ne les retouche jamais «, et G. Raïevski ajouta : » presque jamais «. Mais c’est Evguéni Bogat[22] qui a caractérisé le plus justement ses poèmes : » … est-ce qu’il s’agit de savoir dans quelle mesure telle ou telle ligne est composée habilement ? Les poèmes de Mère Marie, c’est plus que des poèmes au sens habituel du terme. Elle ne les écrivait pas pour les publier, mais parce qu’elle devait exprimer la souffrance de l’âme, sa recherche, parfois l’absence d’issue «. Effectivement, dans ses poèmes, il y a non seulement de la prophétie, mais aussi la flamme du brasier et le cierge allumé devant Son image, et l’amour pour Dieu et les hommes. Il en est de même dans sa peinture, qui, bien qu’elle pèche également par une imperfection technique, retient le regard. Quel est le secret ? Pourquoi, à mesure qu’on lit ses textes, qu’on contemple ses broderies ou ses icônes, leur naïveté et leur dilettantisme passent-ils au second plan ?… Peut-être parce qu’on y découvre le frémissement et la prière de Mère Marie, grâce à quoi, on pardonne inconditionnellement tant l’éclectisme du style que l’inégalité de l’exécution.

Sa vie durant, Mère Marie avait, sans aucun regret, fait don de ses oeuvres, et cette générosité permit de sauvegarder une partie de ses créations. Au camp, elle rêvait, si elle survivait, de » rentrer en Russie, pour se rendre sur la tombe de Gaïana et ensuite errer sur les chemins «. Et son rêve s’est en quelque sorte réalisé, elle est rentrée chez elle : un musée lui est dédié à Anapa, des œuvres de sa main se trouvent au Musée russe, au musée d’A. Akhmatova ; ses écrits sont publiés, on lui consacre des conférences et des expositions, plusieurs films ont été tournés sur sa vie, et des pages créées sur internet. Sur » la toile mondiale «, on peut désormais lire dans toutes les langues des écrits à propos de Mère Marie (Skobtsov). Sa vie, brisée en deux, n’a désormais plus de limites !

Elle était l’héritière de la culture européenne, et c’est pourquoi, en émigration, tout en continuant à aimer la Russie, elle admirait dans une même mesure la France. Ses œuvres ont également trouvé leur place, non seulement en Russie, mais en Occident : ses broderies en Grande-Bretagne, un ensemble de broderies et d’icônes à Paris, en l’église orthodoxe de la rue Lecourbe (à deux pas de la rue de Lourmel, où elle avait fondé son église et son foyer, et où la Gestapo avait arrêté son fils Youri), ses manuscrits et ses dessins à l’Université de Columbia aux États-Unis… Il est fort probable que les propriétaires de certaines de ses œuvres —qui se sont retrouvées dans des collections privées — ne savent même pas qui en est l’auteur : le plus souvent, Mère Marie ne signait pas ses oeuvres. Les portraits réalisés au crayon de sa fille mourante Nastia, datés heure par heure, constituent une exception.

Son activité suscitait toujours l’intérêt et l’admiration des uns, la condamnation et le mécontentement des autres. Elle était simplement une femme : elle avait péché, s’était mariée plusieurs fois, et ses enfants étaient tous de pères différents ; elle avait été amoureuse, fumait, avait été une socialiste-révolutionnaire active, s’était fait une foule d’ennemis et était, en outre, poète et peintre… quand soudain elle avait prononcé ses vœux monastiques et était devenue moniale dans le monde. Une moniale étrange également, non-traditionnelle, ce que déplorait le métropolite Euloge, bien qu’il l’ait lui-même bénie pour cet exploit spirituel. Il comprit rapidement que le chemin monastique de Mère Marie ne passait pas par les murs des couvents et les cellules, mais par l’accomplissement du bien et l’action missionnaire. L’émigré russe avait alors besoin non seulement de la parole et de la prière d’un bon pasteur, mais d’une aide pratique, quotidienne, physique, de l’Église. Le temps a passé, mais aujourd’hui encore, nous avons besoin de cette main tendue et de ce soutien. Combien y a-t-il parmi-nous de personnes qui doutent, qui ne sont pas ecclésialisées, qui n’ont pas trouvé le chemin vers l’Eglise, qui sont désorientés, et c’est pourquoi, il nous manque aujourd’hui une Mère Marie.

De fait, elle était une moniale » étrange «, qui suscitait nombre de reproches et de mécontentements dans les milieux d’Eglise ; ces discussions ne sont d’ailleurs pas closes à ce jour. Elle était fille de son temps, de cette Europe et de cette Russie, qui espérait des catastrophes et des explosions, mais ressentait et prévoyait l’absence d’issue. Sa foi dans le Seigneur était à la fois une veilleuse inextinguible, et la chaleur qui réchauffait les personnes seules et qui nourrissait son art.

Je ne pense pas me tromper en affirmant que les œuvres de Mère Marie ne sont pas que des icônes. On y trouve, peut-être, un excès de symbolisme et le reflet de courants picturaux pour lesquels se passionnaient tant les peintres des années 1920-30. En sont absents la minutie, la dorure et la rigueur. Il y a là beaucoup d’éléments personnels, ce qui les rend émouvants et engendre des sentiments différents de ceux de l’iconographie traditionnelle d’Église ; on y ressent, en quelque sorte, la présence réelle de Mère Marie en personne.

* * *

Il est difficile d’imaginer un peintre qui serait totalement indifférent à l’œuvre de ses confrères. Et cela s’applique pleinement à Mère Marie. Ses contemporains la décrivaient souvent comme une personne profondément cultivée. Elle était pleine d’enthousiasme et s’intéressait spontanèment à tout ce qui était nouveau ; en matière d’art, elle aimait à découvrir des noms qui lui étaient inconnus. Malgré sa charge considérable de travail, elle s’ingéniait à trouver du temps non seulement pour composer des poèmes (dont elle écrivit un grand nombre lors de ses voyages en train), mais pour l’art pictural. En juillet 1935, Mère Marie visita l’exposition d’art italien » De Cimabue à Tiepolo «, au musée du Petit-Palais . Son ami et collaborateur B. V. Plioukhanov[23] se souviendra plus tard : » Mère Marie s’est efforcée plus d’une fois de m’accompagner — alors que j’étais étudiant — à l’exposition sur la Renaissance italienne qui se tenait à ce moment-là au Louvre. Mais ses préoccupations quotidiennes, de chaque instant au sujet du foyer et des autres actions de l’association ne lui laissaient pas la possibilité d’accomplir ce qu’elle appelait les » expéditions pour l’âme «. En revanche, elle fut très contente quand elle apprit que je m’apprêtais à me rendre à une réunion publique de l’Académie philosophico-religieuse, consacrée à l’art de la Renaissance, où elle réussit à m’accompagner. Des exposés furent présentés par N. A. Berdiaev et V. P. Viatcheslavtsev. Avec Mère Marie, nous étions assis au premier rang ».

» Mère Marie aimait la peinture, la comprenait, et connaissait bien l’art, non seulement russe, mais européen. Elle répétait souvent que «ce n’est que par le langage formel et plastique qu’on peut pénétrer profondément dans l’essence des êtres, des événements, des choses». C’est ce à quoi elle tendait dans ses propres œuvres. Contemplant les tableaux des autres peintres, elle mettait toujours en relief l’idée principale, pouvait analyser finement les détails et décrire avec une pénétration poétique ce qui était représenté » (B. V. Plioukhanov).

Durant ses nombreux voyages à travers la France russe, Mère Marie utilisait les occasions qui lui étaient données, pour faire connaissance avec les monuments d’architecture ou l’art sacré. Dans ses poèmes, il n’est pas rare de trouver l’évocation des cathédrales médiévales gothiques. Parfois, elle appelle » des cierges » les flèches de ces cathédrales.

Voici ses vers consacrés à Strasbourg :

Cestourshautes et ailées
Ontremplacé les rivières et les champs labourés …
Le soleil noie tout dans sa lumière dorée.
La mesure raisonnée du gothique mystérieux
S’élance dans les airs pour atteindre les cieux …
Ici, l’on ne craint pas les escaliers gothiques
Jusqu’au Paradis, jusqu’au chant angélique.

Mère Marie aimait la France et l’a beaucoup parcourue, particulièrement quand elle était secrétaire de l’ACER. Elle visita les cathédrales catholiques, admira leurs vitraux, leurs tapisseries, leurs fresques. Ses propres œuvres témoignent de ce que la peinture française et italienne l’ont inspirée et ne lui étaient pas indifférentes.[24]

La grande tapisserie » Vie du roi David » fut réalisée sous l’inspiration de la tapisserie de Bayeux ; le foulard et l’icône brodée, que Mère Marie confectionna au camp, étaient également inspirés par la peinture occidentale. Il n’est pas exclu que Mère Marie connaissait les travaux de Georges Rouault. Entre 1917 et 1935, celui-ci s’était consacré à des thèmes religieux. Les aquarelles, peintures à l’huile et vitraux célèbres, que Georges Rouault réalisa pour l’église d’Assy, se distinguent par un expressionnisme extraordinairement émotionnel et, bien sûr, sont loin de la peinture religieuse traditionnelle. Dans les années trente, Mère Marie découvrit dans un institut catholique à Toulouse une fresque du peintre Marcel Lenoir (Jules Oury)[25], où était représentée la Mère de Dieu avec le Christ enfant étendu en forme de croix. Cette fresque l’impressionna fortement et manifestement, inspirera l’icône que, dans le camp, Mère Marie n’aura pas le temps d’achever. Outre Marcel Lenoir, la représentation de l’Enfant avec les mains ouvertes, comme dans l’attente de sa future crucifixion, se rencontre chez les primitifs flamands des XIVe-XVe siècles. Et dans la peinture italienne ancienne, on peut voir des représentations de la Mère de Dieu avec l’Enfant endormi sur ses genoux, enmailloté, anticipant en quelque sorte le saint Suaire et la Pièta du Christ Sauveur.

Mère Marie consacra à la mémoire de Marcel Lenoir (Jules Oury), décédé en 1931, un poème décrivant sa fresque :

Couleur blanche et couleur terre.
Seule est bleue, la tunique de la Mère,
Et sont bleus les vêtements angéliques.
À côté, l’on voit les armures militaires,
En elles, les tons bruns s’éclaircissent,
Là, plus aisément, les lignes s’apaisent…

Il est rarissime qu’un peintre (et poète) transcrive en paroles l’œuvre picturale d’un autre. Transcrive, et non transmette ses impressions à propos de la fresque. Ce poème de Mère Marie rappelle les » signatures » poétiques de М. А. Volochine sous ses propres paysages, peints à l’aquarelle.

* * *

Durant la période 1940-1941, Mère Marie brode une grande tapisserie : » La dernière Cène «, avec laquelle elle souhaitait orner les portes royales dans l’église de Lourmel. Le choix de ce sujet évangélique à ce moment précis de sa vie n’est pas dû au hasard. Longtemps auparavant, en Russie, alors qu’elle entamait ses premiers essais picturaux et composait timidement ses premiers poèmes religieux, elle avait peint une aquarelle : » Je suis la vraie vigne «. Étonnamment, cette première œuvre de la jeune peintre jette un pont avec sa broderie presque ultime » La dernière Cène «26 qui se révélera la dernière œuvre de Mère Marie avant son arrestation. L’on considère généralement que chaque poète et peintre chrétien développe trois grand thèmes : la vie, la mort et Dieu. Or, Mère Marie — tant dans sa vie que dans son art — a tout consacré au » thème » Dieu. Tout le reste y était contenu. Chaque parole poétique était suivie d’une action qui lui faisait écho et la rencontre avec Dieu passait, chez elle, par les hommes. Dieu envoie aux âmes grandes et profondes de terribles épreuves (selon les forces de chacun). Chez Mère Marie, elles furent surabondantes. Seul le Seigneur, et elle-même, savent comment elle a réussi à les supporter. Avec la mort de Gaïana (1936) et jusqu’au début de la guerre, elle parle et écrit de plus en plus sur la mort, souvent, dans ses poèmes. L’incertitude complète qui entourait la mort soudaine de sa fille aînée, pesait sur le cœur de Mère Marie. Sans doute, se reprochait-elle également de » n’avoir pas su dissuader [celle-ci] de revenir en URSS «.

De ta lumière ô Dieu, ne m’aveugle pas,
Par la souffrance, ô Dieu, ne me tourmente pas,
Cet été, j’ai effleuré
Les secrets de ton monde créé.
À travers les espaces verts pluvieux
Tu as, soudain, laissé choir la croix des cieux!
Je l’accepte avec Ta force,
Et pour crier, je m’efforçe : “Hosanna !”
Il y a une tombe sans croix dans le monde,
Sur laquelle est écrit : Gaïana.
Sous terre est ma gentille fille
Tandis que, sur terre, brille la nuit.
Lourdes sont tes claires paumes,
Ta vérité, je l’accepte avec peine,
Donne des ailes à Gaïana défunte,
Pour qu’elle vole vers le paradis célèste.
Permets-moi de dompter mon cœur,
Pour T’accepter, Toi et ton monde.

Il est arrivé, sans doute, à chacun d’entre nous de rencontrer sur son chemin des laissés-pour-compte, et de se demander : » pourrais-je prendre cette personne chez moi, la laver, la nourrir, lui permettre de vivre chez moi ? » Et, certainement, la plupart d’entre-nous ne peuvent se décider à un acte d’une telle responsabilité. Peut-être est-ce dû à notre lâcheté, notre dureté d’âme, notre faible foi en Dieu ? On peut trouver beaucoup de réponses, et encore plus de justifications … Durant tout son parcours, Mère Marie a connu beaucoup d’épreuves, de doutes et de faiblesses, et souvent, il lui semblait que » le monde entier se taisait comme une pierre morte «. Bien plus, elle rencontra plus d’une fois l’hostilité, l’incompréhension et la condamnation. Dès les années d’avant-guerre de son action missionnaire, entourée de personnes non seulement sans domicile, mais déchues, elle suscitait bien des reproches dans les milieux de l’émigration russe, et parfois aussi des conflits avec l’administration française :

Je serai destinée aux Solovki parisiens,
Prototype de la future nuit polaire,
Des réprobateurs les signes de tête hautains
Le dégoût, la sécheresse d’âme, la mortalité et les crachats —
Ici, en liberté, ont prédit la prison…

Etant donné la situation qui s’était fait jour autour de la maison de la rue de Lourmel, on peut supposer que son ouverture et ses actions imprudentes avaient suscité, dès juin 1942, une surveillance attentive de la Gestapo et des collaborateurs français. L’aide que Mère Marie et ses amis de » L’Action orthodoxe » apportaient présentaient un danger particulier dans le Paris occupé. La sauvetage et l’aide active aux Juifs signifièrent, pour Mère Marie, un risque immense. Beaucoup de ceux qui la connaissaient depuis longtemps et intimement n’approuvaient pas son imprudence. L’un de ces anciens amis était Bouchène[26], celui-là même auquel, en 1911, elle avait dédié son poème « Les Tessons scythes «. Dans ses souvenirs, celui-ci relate comment Mère Marie se comportait à l’époque, c’est-à-dire d’une manière risquée et pas toujours prudente. » Si la Gestapo arrive et vous demande si vous cachez des Juifs, que répondrez-vous ? » Et elle répliqua à Bouchène sans hésiter : » Je répondrai : «Oui ! Et je leur montrerai l’image de la Mère de Dieu avec son Enfant» «. Tant ses collaborateurs à l’œuvre commune qu’elle-même avaient le sentiment que des ailes lui avaient poussé, et qu’elle volait comme un oiseau, sans un regard sur le danger brûlant pour tous, au nom du salut du prochain et des persécutés d’une autre foi.

Deux triangles, une étoile,
Le bouclier de l’ancêtre David,
C’est élection, non pas offense,
Un grand chemin, non un malheur.
De nouveau, Israël, tu es persécuté…
Mais qu’importe la haine des hommes
Si, dans l’orage du Sinaï,
Elohim à nouveau te questionne ?
Que ceux qui désormais portent le sceau,
Le sceau de l’étoile hexagone,
Sachent répondre d’une âme libre
Au signe de la servitude.

Le matin du 8 février 1943, la Gestapo arrive rue de Lourmel et commence à perquisitionner. On trouve chez Youri Skobstov des documents compromettants, preuve de l’aide accordée aux Juifs. Il est arrêté et, quelques jours plus tard, le père Dimitri Klépinine subit le même sort. Au moment de l’arrestation de son fils, Mère Marie se trouve hors de Paris (à La Feuillade chez D. E. Skobtsov), et à son retour, elle apprend ce qui s’est passé. Le 9 février, on vient la chercher. On la fouille, l’interroge et on lui ordonne de préparer ses affaires. À l’officier allemand accusant brutalement Mère Marie d’avoir aidé les Juifs, Sophie Borissovna répond : » Ma fille est une chrétienne authentique ; pour elle, il n’y a ni Juifs ni Grecs, mais des personnes en danger. Vous aussi, si vous en aviez besoin, elle vous aiderait «. » Les dernières minutes avant son départ, se souvient Sophie Borissovna, nous nous sommes embrassées. Je l’ai bénie. Nous avions vécues toute notre vie ensemble, presque sans séparation, en bonne entente. En me quittant, elle me dit, comme elle l’avait fait aux moments les plus difficiles de ma vie (quand elle m’avait informée de la mort de mon fils, puis de ma petite-fille) : «Sois forte, mère !» »

Mère Marie se retrouva au camp de Ravensbrück, où elle devait passer deux ans. Son fils Youri et le père Dimitri Klépinine périrent en février 1944 à Buchenvald. Avec son caractère et sa capacité à supporter la nécessité sans guère se préoccuper de son propre confort dans la vie quotidienne, au camp, elle se tourna entièrement vers les malheurs et les besoins des détenues qui l’entouraient. Bien plus, malgré les horreurs quotidiennes du camp, elle trouvait un mot de consolation pour les autres, gardait sa gaieté, plaisantait et ne se plaignait jamais. Au camp, elle parvint à organiser de véritables » discussions «, entourée de personnes différentes par l’âge et la foi. Selon les récits de survivantes qui avaient connu Mère Marie, » elle nous aidait à rétablir notre force d’âme perdue, et nous lisait des passages entiers de l’Évangile et des Épîtres «.

Elle visitait aussi les autres baraquements ; elle aimait particulièrement le bloc trente-et-un, où se trouvaient des déportées russes d’URSS. Il ne faut pas oublier que Mère Marie était restée fidèle aux idées qu’elle partageait avec ses amis : le père Serge Boulagkov et Nicolas Berdiaev. (N. Berdiaev avait abandonné le marxisme et — sans presque s’en rendre compte, selon sa propre expression — avait » rejoint » l’Eglise en 1908). Les deux philosophes étaient passés, dans leur jeunesse, par le marxisme, et la conversion aux valeurs chrétiennes s’était, durant ces années, passée pour eux harmonieusement, et, pour ce qui concerne Mère Marie, tout à fait logiquement. Une grande partie de l’intelligentsia russe de cette génération d’émigrés (souvenons-nous de Marina Tsvetaïeva) vécut, pratiquement jusqu’à la fin de la guerre, et d’autant plus à partir de la victoire sur Hitler, dans un grand enthousiasme pro-soviétique. Bien sûr, des » émissaires » idéologiques envoyés y veillaient particulièrement, vantant les charmes de l’URSS et les privilèges qu’obtiendraient ceux qui retourneraient dans leur patrie (on sait comment cela a fini pour M. Tsvetaïeva et de nombreux autres). Durant la guerre, quand les armées alliées combattaient aux côtés de l’armée soviétique et que la victoire était proche, le sentiment qu’ » après la guerre tout serait autrement » ne faisait que se renforcer. On peut seulement supposer que cette » étrange moniale russe » de France, par sa parole, sa présence, ses récits à propos d’autres pays, ouvrit à ces femmes soviétiques un autre monde, d’autres horizons, et peut-être leur montra le chemin vers la foi.

Jusqu’à ses derniers jours, Mère Marie n’oublia pas la technique du découpage de silhouettes en papier. À Ravensbrück, toutes les manifestations d’ordre social ou religieux étaient interdites. Les croyantes fêtaient en cachette les fêtes religieuses. Mais le 16 avril 1944, jour de Pâques, Mère Marie décora les fenêtres de son baraquement de découpages en papier. Par là, elle put créer, ne fut-ce qu’un peu, un sentiment de fête chez ses codétenues. Quotidiennement, des gens périssaient, les cheminées des fours crématoires fumaient continûment et, un jour, Mère Marie, montrant la fumée noire qui s’échappait de la cheminée, dit : » Cette fumée n’est ainsi qu’à son début, près de la terre, mais en s’élevant, elle devient de plus en plus transparente et pure, et, enfin, se fond dans le ciel. Ainsi en est-il dans la mort. Ainsi en sera-t-il avec nos âmes … «. En juillet 1938, quand elle n’imaginait encore ni la guerre, ni l’arrestation, ni sa disparition tragique, elle avait prophétisé, dans ses vers :

Des branches mortes monte une mince fumée,
Le feu apparaît à mes pieds,
Le chant funèbre devient plus fort.
Mais la ténèbre n’est ni vide ni mort,
En elle la croix se dessine.
Ma fin, ma fin consumée !

Elle percevait, depuis longtemps déjà, la mort comme une naissance dans un autre monde, un monde spirituel. Voici ce qu’elle écrivait dans son article » La naissance dans la mort « : » Nous croyons. Et, selon la force de notre foi, nous sentons que la mort cesse d’être la mort, qu’elle devient une naissance dans l’éternité, et que les souffrances terrestres deviennent les souffrances de notre naissance … » Dans de nombreuses lignes, chez Mère Marie, on rencontre des paroles prophétiques sur sa propre fin. Elle évoque plus d’une fois le » chemin de croix de la sainte Croix » et le fait que » l’Archange lèvera ses ailes flambant rouges jusque sur moi » … » Vous entendez, mes amis et mes frères, mon âme brûlera ! » De nombreux poètes étaient doués de prescience, nombre d’entre-eux » connaissaient » — en quelque sorte — leur fin imminente, nombre d’entre-eux avaient prophétisé les épreuves de la Russie. Comment ne pas rappeler ici les vers d’Alexandre Blok, écrits bien avant la révolution de 1917, à propos des temps terribles à venir :

Et nous verrons, vous et moi,
Ce dernier siècle, de tous le plus terrible …
Soyez donc satisfaits de votre vie,
Plus calme que l’eau, plus basse que l’herbe !
Ô, si
 voussaviez, enfants,
Le froid et l’obscurité des jours à venir !

La fin de la guerre approchait, et les conditions d’existence dans le camp devenaient de plus en plus insupportables. Selon I. N. Webster : » Les derniers mois de 1944 et les premiers de 1945 se révélèrent fatals pour un grand nombre, y compris pour Mère Marie «. Au camp, elle continuait à broder, car, même dans ces conditions inhumaines, la création soutenait ses forces. Son amie et codétenue Rosane Lascroux, qui vivra à Paris après la libération, conserva longtemps une broderie, dont le sujet était inspiré de celui de la célèbre tapisserie ancienne de Bayeux : la bataille d’Hastings, en 1066, entre les Normands, dirigés par Guillaume le Conquérant, et les Anglais. Cette broderie est constituée d’un foulard dont les côtés représentent, au point de cordonnet, le combat médiéval ainsi que sa légende.[27]

» Elle brodait pendant les appels … presque sans regarder, sans esquisse préalable, au «point de Kiev». Mon foulard de détenue constitua la toile. Les couleurs furent fournies par une amie polonaise, qui travaillait à la teinture des chemises des SS. Nous avons obtenu les fils à partir des bobinages de fils électriques, découpés et dénudés grâce aux machines Siemens du camp. L’aiguille fut volée à l’atelier allemand de couture d’Ulla Binder, une surveillante-bourreau. La codétenues apportèrent tout cela au péril de leur vie, pour que soit créée cette broderie, ce chef d’œuvre «. La légende du foulard, proposée par Rosane Lascroux, est écrit en ancien anglais. Le choix du sujet n’était évidemment pas fortuit, mais incontestablement symbolique et correspondait aux événements qui se déroulaient sur le front, étant donné que tout le monde attendait le débarquement des Britanniques (qui aura lieu le 6 juin 1944), bien que Mère Marie ait fortement espéré une action plus rapide de l’Armée soviétique.

La victoire était à ce point proche et évidente, que la canonnade de l’artillerie soviétique, les explosions des bombardements, étaient audibles. Mais l’administration du camp chargée de l’extermination des détenus se mit à agir avec une énergie effrénée. Un sentiment de folie complète et d’incompréhension du naufrage réel de l’Allemagne nazie, semblait stimuler les hitlériens aux meurtres et aux exécutions. Le pressentiment de la fin, d’une sorte de limite, ne quittaient pas Mère Marie. Mais d’une fin heureuse ou tragique, finalement ? Ce sera celle qu’elle avait imaginé toute sa vie durant, et dont elle avait si souvent parlé dans ses poèmes.

Au camp, Mère Marie commença à broder une icône, qui sera son dernier travail. Malgré les conditions inhumaines, la faim, l’exténuement, la maladie, elle brodait soigneusement une représentation de la Mère de Dieu. Cette représentation, justement, qui lui avait été un jour inspirée par la fresque de Marcel Lenoir. Auparavant, elle échangeait souvent ses broderies contre du pain, mais cette icône-là, elle ne voulut la donner pour rien au monde. Е. А. Novikova, sa compagne de camp, raconta que Mère Marie disait : » Si nous rentrons à Paris, je la donnerai gratuitement, je l’offrirai, mais pas ici. Si j’ai le temps de l’achever, elle m’aidera à sortir vivante d’ici ; si je n’ai pas le temps, cela signifie que je mourrai «. Elle n’eut pas le temps de l’achever, car bientôt, elle tomba malade, se mit à souffrir du foie et resta couchée, sans bouger, des jours durant. Bientôt, la Mère fut — comme la majorité des détenues — atteinte de dysenterie et cessa de se nourrir, espérant que la diète la sauverait, et perdit rapidement ses forces. “[28]

Malheureusment, nous ne savons pas ce qu’il est advenu de cette broderie. On veut espérer qu’un miracle s’accomplira et qu’elle réapparaîtra. Le sujet de cette icône nous est parvenu grâce à la description d’E. A. Novikova, sur base de laquelle un dessin (calque) fut réalisé par la sœur Jeanne (Reitlinger), iconographe. Sur l’icône, la Mère de Dieu embrasse la croix, sur laquelle est représenté le Christ-Enfant crucifié. Peut-être que par ce symbole inattendu de l’alpha et de l’oméga, du commencement et de la fin de la vie, de la naissance du Christ et de sa crucifixion pour nous tous, pour nos péchés, Mère Marie voulait, une dernière fois, nous rappeler le temps terrible où nous vivons :

Je ne conserverai rien,
Et resterai dépouillée et nue.
Toi, épée à deux tranchants,
Pourquoi tardes-tu, en nous châtiant ?
Sans systèmes élaborés,
Sans fines philosophies,
Mon esprit erre, muet et troublé,
Vers son Golgotha solennel.
Désert est le mort firmament,
Et déserte aussi, la terre morte.
Et la Mère donne éternellement
Son fils au Golgotha éternel.
[29]

Dans le recueil ” Poèmes » (1937), à ces vers prophétiques, elle ajouta en marge un dessin représentant une mère, tenant sur ses genoux son fils adulte mort. Qui sait, peut-être a-t-elle également pressenti la fin de son propre fils Youri ?

Dans son article « La naissancedansla mort «, elle appellait à un renforcement des souffrances, » … parce que le corps spirituel désire se lever, parce que je désire naître pour l’éternité, parce que je me sens à l’étroit dans ces entrailles terrestres, parce que je veux rentrer à la maison, chez le Père ; et que je suis prête à tout donner, à payer de n’importe quels tourments cette demeure paternelle de mon éternité «. Et ce jour de la naissance pour l’éternité survint pour Mère Marie. Le mois de mars fut le dernier de sa vie. Elle périt durant la Semaine sainte : le Vendredi saint 31 mars 1945, au soir, Mère Marie fut envoyée à la chambre à gaz.

Plusieurs versions circulent sur la manière dont elle s’est retrouvée dans un groupe promis à l’extermination. Selon la première, elle était — à cause de la dysenterie — devenue à ce point faible qu’elle n’était plus en état de se lever de son châlit pour les appels. À chaque fois, ses camarades de baraquement tentaient de la cacher. Mais son jour était arrivé.

Selon une seconde version, elle comprenait qu’elle ne pourrait plus survivre longtemps, et que son état l’amènerait de toute manière à la chambre à gaz. Elle aurait, par conséquent, décidé de prendre la place d’une des femmes sélectionnées pour l’anéantissement … C’est ainsi que, deux mois avant la fin de la guerre, Mère Marie acheva son chemin terrestre dans les fours de Ravensbrück.

Je souhaiterais achever ce récit sur la vie, l’œuvre et le destin de Mère Marie par les paroles de Sophie Borissovna Pilenko : » Les dernières années, une paix particulière régnait dans notre église, et même durant la guerre et toutes ses horreurs, il y avait quelque chose de hautement spirituel. L’amour du prochain, le désir d’aider les malheureux (ce qu’on faisait) … Les Allemands ont emmené Mère Marie, le père Dimitri, Youri, et, bien que la guerre ait pris fin, avec eux a disparu quelque chose de lumineux, d’aimant et de bon, et l’obscurité, la méchanceté, la haine, les procès, les jurons, l’obscurantisme en général est apparu chez les gens. Que Dieu nous donne à tous de nous reprendre et que le Seigneur miséricordieux rende la paix à nos âmes ! »

L’image de Mère Marie en tant que peintre et tout ce qu’elle a réalisé ne peut être simplement inséré dans le cadre de la critique d’art. Dans ses travaux, se retrouvent, solidement liées, trois notions principales, entre lesquelles il convient d’inscrire le signe » égal » : Vie = Création = Destin. C’est pourquoi, nous ne craignons pas d’affirmer que, moniale dans le monde, Mère Marie était plutôt Artiste que peintre. Un peu oubliée en russe, cette définition (avec une majuscule) d’une personne créative, s’applique parfaitement à Mère Marie. Elle précise exactement l’essence de son talent universel et synthétique, à propos duquel avait écrit Alexandre Blok.

Les réalisations artistiques de Mère Marie qui ont été conservées jusqu’à nos jours : dessins, aquarelles, broderies, qu’ils se trouvent dans les musées, les églises ou les collections privées, doivent devenir accessibles à un plus grand nombre, car, imprégnées par l’esprit de la Foi, de l’Amour et du Bien, elles peuvent » redresser » les âmes humaines endurcies. Et, à travers elles, contribuer à l’amélioration de notre monde cruel.

Dans son essai « Surla création «[30], Mère Marie raisonne à propos de la création du bien et du mal, et de la lutte éternelle entre Dieu et Satan. Le siècle écoulé, siècle des révoltes, des catastrophes, des déplacements titanesques de grandes masses humaines, de l’effacement des frontières, de la création de nouveaux murs, des millions de victimes innocentes du communisme-nazisme… n’est-ce pas là la lutte entre Dieu et Satan ?

Pour Mère Marie, la Russie resta toujours une source de joie et d’espérance. Ses paroles prophétiques : » Je crois, Seigneur, que si Tu as allumé le feu dans mon âme, la flamme ne s’éteindra pas… » témoignent de ce qu’aujourd’hui, ce feu ne consume pas, mais réchauffe nos âmes.

* * *

En l’an 2000, je décidai d’organiser une exposition des œuvres de Mère Marie au Musée russe. Un travail considérable m’attendait. Je devais trouver, rassembler le plus grand nombre possible de ses travaux, dispersés de par le monde, et les amener à Saint-Pétersbourg. Sur ce chemin, je connus nombre de déceptions, mais aussi de joies, parmi lesquelles la rencontre de personnes totalement différentes, qui se passionnaient également pour cette femme remarquable.

Pour la réalisation de mon projet, je reçus la bénédiction de deux archevêques et l’accord du métropolite Cyrille de Smolensk, qui accepta de rédiger la préface de mon livre » La beauté salvatrice «. Je convins avec l’archevêque Serge (Konovaloff), supérieur de la cathédrale de saint Alexandre Nevski à Paris, de venir le voir. Il m’aida beaucoup et promit de trouver et de me remettre, pour l’exposition, trois icônes de Mère Marie. La difficulté était la suivante : les icônes s’étaient perdues et l’on n’arrivait plus à les retrouver. Elles ne se trouvaient pas à l’église ; je téléphonai à de nombreux recteurs de paroisses, et visitai les églises parisiennes du 15e arrondissement. Tout cela, sans résultat. Les icônes avaient disparu. Il faut dire qu’avec les œuvres de Mère Marie, il y eut toujours beaucoup de surprises. Il suffit de se rappeler qu’après sa mort, dans les années quarante, ses fresques en l’église de la rue de Lourmel avaient été recouvertes de peinture brune, et que sa broderie » La denière Cène » avait été retirée loin des yeux !

C’est pourquoi je ne me décourageais pas, continuant mes recherches. Je demandais à Monseigneur Serge la permission de visiter encore une fois les divers locaux de la cathédrale, de monter aux étages, de jeter un coup d’oeil à différents réduits, de descendre à la crypte. Rien ! Désespérée, je m’arrêtai devant une porte bancale entrouverte, derrière laquelle était entassées des vieilleries et des meubles cassés, et dis : » Nous n’allons quand même pas chercher ici ? » D’une voix fatiguée, Monseigneur répondit : » Regardons à tout hasard «. Nous entrâmes et vîmes une antique échelle double en bois, appuyée sur une grande armoire en chêne, qui touchait au plafond. Quelque chose me poussa, et je dis : » Monseigneur, pardonnez-moi, mais pourriez-vous m’aider un peu en soutenant cette échelle, car sinon, je crains de basculer ? «, — et je grimpai en haut. L’amoire était pleine de poussière, mais quand j’atteignis la dernière marche et jetai un coup d’oeil, je vis trois boîtes en bois, dans des toiles d’araignées. Je les ouvris et poussai un cri : l’Image du Seigneur, la Vierge de tendresse et saint Philippe métropolite de Moscou, me contemplaient. » Les voilà ; je les ai trouvées ! » — » Eh bien, Dieu merci ! Xénia Igorievna, prenez-les chez vous, nettoyez-les et, en attendant l’exposition, conservez-les «, s’exclaman Mgr Serge.

Beaucoup d’entre-nous ont des icônes de famille, nous les prions, nous ressentons un lien avec elles, elles sont devenues partie intégrante de notre vie, et peut-être des vies de nos ancêtres. Étonnamment, après avoir rapporté mes précieuses trouvailles à la maison, les avoir nettoyées de la suie, leur avoir rendu un aspect acceptable, avoir placé à côté d’elles et allumé une veilleuse, je compris que je voulais les emporter au plus vite à l’église. Je sentais que ces icônes ne devaient pas se contenter d’un refuge domestique, car elles avaient déjà longtemps vécu dans l’oubli, isolées des gens, et qu’elles appelaient et aspiraient à la prière ecclésiale. Le temps passait, mais le trouble incompréhensible qui en émanait grandissait de jour en jour. Je racontai cela à Monseigneur Serge et reçus sa bénédiction pour remettre ces icônes à l’église de la Protection de la Mère de Dieu, à la rue Lecourbe. Cette église se trouve à cent mètres du lieu où était disposée l’église aménagée par Mère Marie, et où elle avait justement peint ces icônes. C’est ainsi qu’en l’église de la rue Lecourbe, l’on commenca à constituer graduellement une véritable collection des travaux de Mère Marie. Un ou deux ans plus tard, je réussis à convaincre Georges Lechenko (le filleul de D. E. Skobtsov) de remettre à l’église les encaustiques de Mère Marie. Grâce à la participation attentive du recteur, le père Nicolas Cernokrak, la peinture et les broderies de celle-ci furent réunies dans cette église, pour y poursuivre leur vie et à la joie de ceux qui viennent y prier.

Dans mon travail sur l’œuvre d’É. You. Kouzmine-Karavaïev (Mère Marie), je n’ai jamais perdu l’espoir de découvertes inattendues. Après l’exposition du musée de la Maison Pouchkine, la publication du livre » La beauté salvatrice «, de nombreuses publications dans la presse et un site internet qui lui est consacré, le nom de cette remarquable poétesse, peintre et moniale acquit en Russie une nouvelle renommée. Et un jour, je reçus à Paris, la lettre suivante, que je veux citer ici :

» ChèreXéniaIgorievna,

Je suisunevieillepétersbourgeoise, mongrand-père étaitun médecin-psychiatrerenommé avantla Révolution, AlexandrePavlovitchOmeltchenko. Ses enfants, Maria Alexandrovna (ma mère) et Elena Alexandrovna, ont étudié dans un institut très célèbre de Saint-Pétersbourg : l’école de commerce de Vyborg. C’était une des rares écoles moyennes d’avant-garde, à Saint-Pétersbourg, qui avaient été organisées en 1904 par un groupe des professeurs-enthousiastes. L’un des principes de base était un enseignement non pas séparé, mais mixte, des jeunes gens et jeunes filles. Avec ma mère et sa soeur étudaient les enfants de familles pétersbourgeoises connues. Le cercle des relations de mon grand-père Alexandre Pavlovitch était extraordinairement large. Il n’était pas seulement un médecin, mais aussi un conférencier renommé, abordant dans ses exposés la psychologie, la vie familiale, l’art, la littérature, etc. C’est pourquoi, selon toute apparence, il n’y a rien de surprenant à ce qu’à travers des amis communs de la famille Omeltchenko, Élisabeth Yourievna Kouzmine-Karavaïev ait invité dans sa propriété près d’Anapa ma mère, sa soeur et son frère. Ma mère, Maria Alexandrovna, avait déjà 17 ans à l’époque, sa soeur en avait 19, quant au frère, il était considérablement plus jeune. Et il n’est pas étonnant qu’entre Élisabeth Yourievna et ces jeunes filles déjà grandes se soient tissées des relations chaleureuses et amicales. Durant le déjeuner et le souper, quand tous se réunissaient à une même table, l’on évoquait les événements en cours. Élisabeth Yourievna aimait beaucoup dessiner, et offrait volontiers ses dessins à ses hôtes de Saint-Pétersbourg. Avant son départ, Élisabeth Yourievna offrit aux sœurs Omeltchenko un carton de dessins, ainsi que son poème «Melmot le Pèlerin».

Arriva le temps de la révolution, de la ruine générale, de la répression. Ayant apparemment des craintes pour ses enfants et pour moi, Alexandre Pavlovitch ne parlait jamais des dessins de Mère Marie qui étaient conservés dans son bureau. C’était un acte de courage, en cette époque de persécutions de l’Eglise, de garder chez soi des dessins sur des thèmes bibliques. Le bureaude mongrand-père étaittoujours à monentièredisposition, je pouvaisy prendreet lirece queje voulais ; le seul endroit interdit à moi aussi bien qu’au reste de la famille était sa table de travail, où il conservait des documents et des manuscrits. En 1935, mon père, spécialiste en art, fut atteint par la répression. À tout instant, nous pouvions faire l’objet d’une perquisition et il est étonnant que les dessins de Mère Marie n’aient jamais été touchés. Avec le début de la guerre, pendant tout le siège, Alexandre Pavlovitch continua à travailler à Léningrad, et, malgré le froid terrible, ni les livres, ni les manuscrits, ni les tableaux ne furent brûlés. Un fois, durantla guerre, les éclats d’un obus ont pénétré dans la pièce de mon grand-père, mais sa table de travail, où étaient conservés les dessins de Mère Marie, resta intacte.

Je suisconvaincuede ce quema famillea survécu à la guerregrâceau donreçude MèreMarie, quenous étionsparvenus, parmiracle, à préserver !

C’est ainsi que ce carton de dessins resta jusqu’en 1953 dans la table de travail d’Alexandre Pavlovitch Omeltchenko. Ce n’est qu’après sa mort que ma mère m’a raconté l’histoire de leur apparition dans notre famille. Jusqu’en 1977, nous n’avons mentionné à personne la présence chez nous d’œuvres de Mère Marie. En cette même année 1977, Éléna Alexandrovna décida de remettre une partie de la collection au Musée russe. Ma mère et moi y étions, à l’époque, opposées ; nous estimions que la relique devait rester dans la famille. Aujourd’hui, je comprends que la remise d’une partie des dessins au Musée russe était la seule décision juste, mais nous refusâmes catégoriquement de le faire pour tous les dessins. Et nousne montrâmes à quiconque ceux que nous avions gardés. Dans les années 1987–88, j’ai tenté, avec ma fille, de toucher l’Eglise orthodoxe russe avec les dessins de Mère Marie, mais elle ne s’est pas montrée intéressée. En 2002, l’idée commençait à mûrirque nous ne pouvions pas les conserver chez nous. Ayant lu votre livre «La beauté salvatrice», nous en fûmes encore plus convaincues. Aujourd’hui, c’estmonpetit-filsVsévolodquis’effoce de trouver les moyens de montrer à la Russie cette relique précieuse. Et nous espérons votre aide. «

Je fus saisie par cette lettre ! Bien sûr, je téléphonai immédiatement à Saint-Pétersbourg et promis mon aide. Je voulais que ces œuvres, qui avaient survécu à tant d’épreuves, restent en Russie. Évidemment, il aurait été plus simple de les vendre à un collectionneur privé ou de les emporter à l’étranger. Je déclarai immédiatement que je tenterais l’impossible, à condition que cet ensemble aboutisse dans un endroit digne, de préférence un musée. Bien plus, quand je découvris les photographies de ces œuvres, je compris qu’on pouvait véritablement parler de trouvaille exceptionnelle. C’était une découverte des plus inattendues et des plus significatives de ces temps derniers !

Mais les choses n’avancèrent pas rapidement. Par expérience, je puis dire que les difficultés et les obstacles ont toujours jalonné le chemin lié à Mère Marie : la publication de ses écrits, l’exposition de ses oeuvres et même sa canonisation furent parsemées de surprises. Il en était de même avec ces aquarelles. Le temps s’écoulait, on ne manquait pas de candidats et de volontaires, mais nul n’arrivait à rassembler la somme nécessaire (qui, aujourd’hui, paraîtrait dérisoire). Cependant, un jour, à Saint-Pétersbourg, je fis la connaissance de Nina Ivanovna Popov, directrice du » Musée Anna Akhmatova «, qui me répondit immédiatement : » Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que cette collection de 28 œuvres aboutisse dans notre musée ! Car le destin de Mère Marie, son art, sont intimement liés à N. Goumilev et à A. Akhmatova… » Et Nina Ivanovna a tenu parole. Qu’elle en soit profondément remerciée.

Commentaires


[1] Lisa Pilenko, future poétesse, peintre et moniale, naquit à Riga le 8 décembre 1891, où son père Youri Dmitriévitch Pilenko était substitut du Procureur. À sa naissance, la petite Lisa faillit mourir, mais on réussit à la sauver. Peu de jours après, lors de son baptême, elle avala de l’eau dans la cuve baptismale et l’enfant fut, pour la deuxième fois, ramené à la vie. Du côté maternel, Élisabeth Yourievna Pilenko (Mère Marie) était issue de la lignée célèbre Dmitriev-Mamonov, dont plusieurs des membres ont laissé une trace considérable dans l’histoire russe. L’arrière-grand-père de Lisa, A. I. Dmitriev-Mamonov (1787-1836), était féru de peinture, et dessinait lui-même. Quelques-unes de ses études consacrées à des épisodes de la guerre de 1812 ornaient les salles du palais de Tsarskoïe Selo. Une aquarelle représentant la prise de Paris en 1814 se trouvait chez la mère de Lisa.

Jusqu’en 1895, la famille vécut à Riga. En juin, le père de Lisa démissionna et déménagea à Anapa. À six verstes d’Anapa, dans la propriété de Djemet, il possédait des vignobles obtenus en héritage par la famille Pilenko. Lisa reçut son instruction primaire à la maison, avec l’aide de ses parents, car à cette époque-là, il n’y avait pas encore d’école à Anapa.

Au printemps 1905, You. D. Pilenko (le père de Lisa) est nommé directeur du Jardin botanique impérial Nikitskiy, et la famille déménage en Crimée. Au lycée féminin de Yalta (1905-1906) — où Lisa achève avec un second prix la 4e année — on enseigne le dessin parmi les autres matières. L’atmosphère d’ouverture, de bienveillance et de confiance entre les membres de la famille laisse une trace profonde dans la formation et la croissance spirituelle de l’adolescente. Elle n’aimait pas son père, elle l’idolâtrait ! Après une année en tant que directeur du Jardin botanique impérial Nikitski, You. D. Pilenko est transféré à Saint-Pétersbourg, au département de l’Agriculture. En mai 1906, il amène ses enfants à Saint-Pétersbourg, les inscrit au gymnase et revient à Anapa, mais le 17 juillet il décède prématurément. On ne peut deviner quel choc spirituel et quel bouleversement ont été pour Lisa la mort de son père. C’était la première grande perte d’un de ses proches. Savait-elle alors, combien il y en aurait sur son chemin ?

Après l’enterrement de son mari, Sophie Borissovna Pilenko déménage définitivement avec ses enfants à Saint-Pétersbourg, où Lisa intègre la 5e année du lycée de Mme L. S. Tagantseva ; les années qu’elle passera dans ce lycée deviendront pour elle celles d’une vraie maturation, de la formation de son caractère et du choix de ses centres d’intérêt. Outre les matières générales, l’on y enseignait également le dessin: les leçons étaient données par la peintre-aquarelliste V. P. Schneider. Lisa devint une vraie peintre. Non seulement, elle dessinait bien, mais chacun de ses dessins était marqué du sceau de son originalité et de son talent. Les peintres de l’—ge d’argent, les bouillonnantes idées novatrices de ce temps, ainsi que l’attraction vers l’art classique formèrent les goûts de la poétesse et peintre débutante. En 1909, Lisa acheva le lycée, reçut son baccalauréat avec mention, et partit pour l’été dans son domaine familial. Au 1er septembre, elle s’inscrit à la section de philosophie de la faculté de philosophie et de lettres des cours Bestoujev. Le 19 février 1910, Élisabeth Pilenko, à l’étonnement général, épouse D. V. Kouzmine-Karavaïev, juriste, mécène de poètes et de peintres. Elle n’a que 18 ans, et son mariage va changer brutalement sa vie. Lisa rencontre les représentants les plus intéressants du milieu artistique. Fin 1911, elle participe à l’exposition de » L’Union de la jeunesse «. Elle fait la connaissance de N. Gontcharova, de M. Larionov et d’A. Akhmatova, de M. Volochine, d’A. Tolstoï, fréquente la » Tour » d’Ivanov et s’éprend d’A. Blok. À l’automne 1912, la jeune poétesse acquiert une véritable renommée et un large écho dans la presse, grâce à son premier recueil de poèmes : » Les Tessons scythes «. Ensuite, elle publiera » Yourali « et » Ruth «, premières de ses tentatives poétiques d’explorer la voie de la pensée religieuse chrétienne. Sa vie familiale ne s’est pas arrangée. À l’automne 1913, elle se sépare de Kouzmine-Karavaïev et le 18 octobre, à Moscou, elle met au monde une fille hors mariage, qu’elle prénomme symboliquement Gaïana (Terrestre). Les désappointements sentimentaux, son divorce, la naissance de Gaïana et ses relations difficiles, embrouillées avec A. Blok — tout cela l’amène à méditer sur elle-même. Durant l’hiver 1913-1914, Élisabeth Yourievna voit souvent Tolstoï. Grâce au caractère sociable d’Alexis Tolstoï, le cercle de ses relations moscovites s’élargit graduellement. À Moscou, elle fait connaissance du peintre Saryan, dont la peinture et » le regard sur l’Orient » lui deviennent assez proches.

[2] Après la révolution d’octobre, la vie d’Élisabeth Yourievna prit un tour inattendu. En 1917, après une demi-année d’action anti-bolchevique à Moscou, elle revient en automne à Anapa. À cette époque, elle était déjà membre du parti socialiste-révolutionnaire. Rapidement arrêtée par le contre-espionnage des unités du général Denikine, elle fut jugée, mais sauvée d’un dénouement tragique par celui qui deviendra son mari. Ayant mal vécu les infortunes et sans avoir cicatrisé les blessures de son cœur, elle épouse en secondes noces, durant l’été 1919, le leader cosaque koubanais et écrivain D. E. Skobtsov. Daniel Ermolaievitch, un des chefs du mouvement cosaque, était un membre actif du nouveau gouvernement de la région du Kouban. Ayant épousé Élisabeth Yourievna, Skobtsov se choisit lui-même un destin difficile. Il décédera à Paris en 1969. Il a laissé de remarquables mémoires : » Trois ans de révolution et de guerre civile au Kouban « et un roman, publié en 1938 : » La source grondante «, qu’évoqua toute la presse de l’émigration.

[3] Youri Danilovitch Skobtsov (1921-1944), fils d’Élisabeth Yourievna et Daniel Ermolaievitch Skobtsov, né le 27 février. Participant actif à l’œuvre de » L’Action orthodoxe «. Mort en martyr le 10 février dans les camps nazis. Canonisé par le patriarcat de Constantinople en 2004.

[4] Gaïana Kouzmine-Karavaïev (1913-1936). Fille hors mariage de la future Mère Marie. Passionnée par les idées communistes, se laisse convaincre par l’écrivain et ami de la famille Alexis Tolstoï et rentre avec lui en URSS en 1935. Décède à Moscou, un an plus tard, dans d’étranges circonstances.

[5] Métropolite Euloge (Guéorguievski) (1868-1946). Né le 10 аvril dans la famille d’un prêtre du village de Somov du gouvernement de Toula. Achève le petit séminaire de Bélev (1882), le grand séminaire de Toula (1888) et l’académie de théologie de Moscou (mémoire de maîtrise consacré à saint Tikhon de Zadonsk) (1892). Est tonsuré moine en 1895. Enseignant, préfet des études puis recteur de séminaire (1895-1903). Evêque (1903), archevêque (1912). Député à la Douma (1907-1912). Quitte la Russie en 1920. Se retrouve en Serbie, puis en Allemagne et s’installe enfin à Paris. Primat des paroisses orthodoxes russes en Europe occidentale (1921-1946). Métropolite (1922). Décède à Paris le 8 аoût 1946. Enterré dans la crypte de l’église du cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois, près de Paris.

Élisabeth Yourievna voyait dans le monachisme le seul chemin possible de son salut et sa vocation. Sans doute, s’y préparait-elle depuis longtemps secrètement, sans l’exprimer, et — comme souvent — une petite impulsion, une poussière infime, fit pencher la balance. La décision, très difficile, fut prise, et se posa bientôt la question de l’impossibilité de poursuivre sa vie conjugale avec Daniel Ermolaievitch Skobtsov. Après plusieurs conversations sincères et conseils, le métropolite Euloge accorda aux époux le divorce religieux et tonsura lui-même Élisabeth Yourievna moniale, le 16 mars 1932, en l’église de l’institut de théologie orthodoxe Saint-Serge à Paris, sous le nom de Marie. On lui prépara une cellule, pour qu’elle puisse prier et se préparer à son chemin monastique. Pour sa tonsure, elle peignit elle-même une » Icône de sainte Marie l’Égyptienne «. Le nom attribué à Élisabeth Yourievna, en l’honneur de sainte Marie l’Égyptienne, ne fut pas choisi par le métropolite Euloge au hasard. L’ancienne pécheresse d’Alexandrie s’installa dans le désert du Jourdain et fut glorifiée pour son ascèse sévère. Sur l’icône de Mère Marie, est représenté un ange, qui couvre de ses ailes et ombrage la figure humblement inclinée d’une jeune femme, et lui désigne de sa main le chemin vers la ville et vers le haut, comme s’il s’exprimait par les vers de Mère Marie elle-même :

Vas, vis parmi les pauvres et les vagabonds

Te liant à eux, à moi et au monde

Dansun nœud insécable commun.

[6] Fédor Timoféévitch Pianov (1889-1969). Né le 19 septembre. Fut l’un des dirigeants de l’Action Chrétienne des Etudiants Russes (ACER), d’abord en Allemagne (1923-1927), puis en France (1927-1935). Vers le milieu des années 1930, est devenu le collaborateur et le secrétaire de » L’Action orthodoxe «. En 1935, avec Mère Marie et le prêtre M. Tchertkov, a fondé une » Maison de repos » pour les tuberculeux convalescents à Noisy-le-Grand, et en 1936, a ouvert avec M. Marie un foyer » à un sou » dans un hôtel particulier, au n°43 de la rue François Gérard (dans le 16e arrondissement de Paris). Après le début de la Seconde guerre mondiale, prit part à la Résistance. Le 20 septembre 1941, est arrêté par les nazis et détenu au camp de Compiègne, en est libéré. Le 8 février 1943, est à nouveau arrêté par la Gestapo. Est libéré en 1945. Décède le 13 juillet 1969 à Paris.

[7] Ilia Isidorovich Fondaminsky (ou Fundaminsky) (pseudonyme littéraire : Bounakov) (1880-1942). Né à Moscou dans une famille juive aisée. S’affilia au parti socialiste-révolutionnaire (SR). Milita dans des organisations terroristes. Études à Heidelberg et Berlin (1900-1902). Prit part à l’organisation de l’insurrection de la flotte en 1905. Émigra en France (1906-1907), puis rentre en Russie. Après l’établissement de la dictature léniniste, a de nouveau émigré en France en 1919. Historien, publiciste, rédacteur de la revue » Notes contemporaines » (» Sovremennye Zapiski «). L’un des organisateurs de la » Ligue de la culture orthodoxe » (1930). Avec son épouse Amalia Ossipovna Fondaminsky (née Vyssotsky), fille des marchands de thé Vyssotsky, accorda une aide à de nombreux émigrés russes en France. Membre et collaborateur actif de » L’Action orthodoxe » et de l’ACER. Refusa de quitter la France avant l’arrivée des nazis à Paris et périt dans un camp de concentration allemand le 19 novembre 1942, ayant reçu le baptême peu de temps avant sa mort. Canonisé par le patriarcat de Constantinople en 2004.

[8] Konstantin Vassiliévitch Motchoulsky (1892-1948). Né le 28 janvier à Odessa. Diplômé de la faculté de philosophie et lettres de l’université de Saint-Pétersbourg (1914, docteur ès-lettres dès 1916). Enseigna à l’université de Saint-Pétersbourg (1916-1920). Émigre dès 1920. Professeur à Sofia (1920-1922), en Sorbonne (1924-1944) et à l’institut de théologie orthodoxe Saint-Serge à Paris (dès 1934). Assume des cours de l’histoire de l’Église d’Occident, de langues latines et slaves. Participant actif de l’ACER et de » L’Action orthodoxe «. Historien de la littérature, essayiste, l’un des meilleurs critiques littéraires de l’émigration russe, mémorialiste. Auteur de monographies renommées sur Gogol, Vl. Soloviev, Dostoïevski, Blok. Décéda en France.

[9] Prêtre Dimitri Klépinine (Klépinine Dimitri Andréévitch) (1904-1944). Né à Piatigorsk dans la famille d’un architecte. Cofondateur, avec Mère Marie, de » L’action orthodoxe » et d’un foyer pour émigrés russes pauvres, rue de Lourmel. Recteur de la chapelle attenant à ce foyer. Prit part à la Résistance. Le 8 février 1943, arrêté par la Gestapo avec d’autres collaborateurs de » L’action orthodoxe » est envoyé au camp de transit de Compiègne, ensuite au camp de concentration souterrain de Dora (Buchenwald). A subi de nombreuses maltraitances et a péri le 8 février 1944 au camp de Buchenwald. Canonisé par le patriarcat de Constantinople en 2004.

[10] Sophie Borissovna Pilenko (1863-1962), mère d’Élisabeth Yourievna. Fut une aide active pour sa fille dans toutes ses initiatives, acceptant sans murmures les infortunes de la vie émigrée. Après 1945, elle mit en ordre les archives de sa fille, la moniale Marie. Transmit une partie des archives, les dessins et les manuscrits en 1955 au fonds Bakhmetiev à New York. Pour son caractère doux et sa sensibilité, on l’appelait grand-mère dans l’émigration. Décéda presque centenaire en France (à Noisy-le-Grand), dans une institution pour personnes âgées, fondée avant la guerre par sa fille. Enterrée au cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois (près de Paris), dans la même tombe que sa petite-fille Nastia.

[11] Igor Alexandrovitch Krivochéine (1899-1987). Capitaine de l’artillerie montée de la Garde, armée du général Wrangel, membre de la Résistance (médaillé de la Résistance en 1945 à Paris), déporté à Büchenvald, puis dans les camps soviétiques (1949-1955). Diplômé de la Sorbonne et de l’École Supérieure d’Électricité. Durant près de deux ans, aida et soutint Mère Marie. Avec son épouse N. A. Krivochéine (née Mestchersky), fut le fondateur et l’éditeur du » Messager des volontaires, partisans et résistants russes en France » (Paris). Le n°1 sortit en 1946, le n°2 en 1947. De 1948 à 1974, réside en URSS, où ses récits et témoignages sur la vie de Mère Marie et d’autres Résistants russes contribuèrent à faire découvrir cette personnalité. Grâce aux efforts d’I. A. durant des années en URSS puis à Paris (conférences, émissions de radio, publications …), l’image de Mère Marie fut connue dans la société soviétique dès les années 1960. Pratiquement, c’est grâce à son travail de rédaction et de recherches que le livre du père Serge Hackel : » Mère Marie « (Ymca-Press, Paris) put voir le jour. Pour plus de détails sur le destin d’I. A. Krivochéine, voir : Nina Krivochéine, » Les Quatre tiers d’une vie «, éd. Albin Michel, Paris, 1987.

[12] Lev Alexandrovitch Zander (1893-1964). Né le 19 février à Saint-Pétersbourg. Acheva le lycée Aleksandrovsky et la faculté de droit de l’université de Saint-Pétersbourg (1913). Étudia à l’université de Heidelberg (Allemagne) (1913-1914). Participa à la guerre (1914-1917). Quitta la Russie en 1922. En 1923, déménagea de Chine en République Tchèque. En 1923, participa aux travaux du premier congrès de l’ACER à Pcherov (Tchécoslovaquie). Dès 1926, enseigna la logique, la pédagogie et la théologie comparée à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge à Paris. Secrétaire général de l’ACER (1936-1952). Décédé le 17 décembre 1964 à Paris.

[13] Archiprêtre Serge Hackel, MèreMarie, éd. Ymca-Press, Paris, 1980.

[14] Romaine (Véra) Sémionovna Kliatchkine (1902-1959). Traductrice et personnalité publique. Membre active de » L’Action orthodoxe «. Collabora avec N. Berdiaev et Mère Marie. Auteur de souvenirs sur les derniers jours de C. V. Motchoulski. Est enterrée au cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois.

[15] Même au camp de Ravensbrück, elle continua à créer, et broda un foulard (qui fut préservé par miracle jusqu’à nos jours) et une icône. » Si je parviens à achever la broderie de l’icône, je survivrai «, disait-elle souvent à ses voisines de châlit. Mère Marie ne craignait pas la mort, parce que, pour elle, la mort signifiait la rencontre avec le Dieu, à laquelle elle aspirait de toute son âme et vers laquelle menait toute sa vie.

Dans une des lettres à Alexandre Blok, elle avait écrit : » Je suis à la recherche de fardeaux ! « Selon le témoignage de ses proches, dès l’enfance, elle avait prophétisé qu’il lui faudrait être brûlée et enterrée dans une fosse commune.

Deux mois avant la fin de la guerre, le Vendredi saint 1945, Mère Marie acheva son chemin terrestre dans les fours de Ravensbrück. La dernière icône qu’elle brodait a disparu sans laisser de trace.

[16] Pratiquement jusqu’à la fin de 1907, elle ne connaissait pas du tout les poètes contemporains et entendit pour la première fois (et par hasard !) la lecture » vivante » de leurs œuvres, lors d’une soirées de poésie qui commençaient alors à être à la mode à Saint-Pétersbourg.

Et Alexandre Blok était parmi les intervenants !

Ce nom ne disait alors encore rien à la jeune lycéenne, mais après cette occasion réellement historique et cette soirée, non seulement elle lut passionnément les vers de Blok, mais décida de lui confier son âme et son cœur, et d’essayer de recevoir du poète les réponses aux questions philosophiques qu’elle se posait. En février 1908, Lisa rendit visite au poète. Cette rencontre constitua réellement un tournant non seulement dans toute sa vie , mais aussi dans son œuvre et dans la compréhension de sa propre personnalité. Leurs perceptions du monde étaient, en cette période historique, très proches : il y avait là le sentiment aigu de vivre une » catastrophe mondiale «, la révolution inévitable à venir, et les doutes à son propos, et l’Apocalypse qui s’approchait … Le 29 mars 1912, elle effectue son premier voyage à l’étranger, à la station thermale de Bad Nauheim en Allemagne. Le choix de cette destination n’était pas dû au hasard : quelques années auparavant, A. Blok s’y était rendu. Dans ces années là, Bad Nauheim se présentait comme un ensemble original de stations thermales, puisque qu’y étaient alors rattachés Friedberg et Johannisberg, situés aux environs. Élisabeth Yourievna visita chacune d’elles. Mais elle était plus attirée par Johannisberg, d’où elle envoya même une carte à A. Blok, représentant » la montagne d’Ivanov «. Johannisberg était un petit village, sur la rive droite du Rhin, connu non seulement comme station thermale, mais aussi célèbre pour ses vignobles, ce qui était, pour Élisabeth Yourievna — issue d’une famille des viticulteurs héréditaires —, particulièrement intéressant. En outre, son grand-père D. V. Pilenko avait justement importé ses premiers ceps de Johannisberg pour ses vignobles de la région d’Abrau. Dans ses promenades en ces endroits qui touchaient son cœur, Élisabeth Yourievna ne se sépare pas de son carnet. Elle dessine. De sa lettre à Blok, où Lisa décrit en détail de nombreuses curiosités de Nauheim chères au poète, il ressort qu’elle se promène beaucoup, écrit des vers, respire non seulement l’air merveilleux des montagnes, mais absorbe aussi l’atmosphère dans laquelle vivait son poète bien-aimé. Elle s’imagine comment Blok avait erré aux mêmes endroits, réalise des croquis, dessine, rêve de les lui montrer :» Je suis restée une heure entière à la tour à Friedberg. Vous vous rappelez cette tour ? Je fus enfermée là par le jardinier, pour que je puisse dessiner «, écrit-elle à Blok.

Les promenades infatigables selon » ses » itinéraires, là où il avait erré, composé et dessiné, lui, son Alexandre Blok bien-aimé ! Était-ce thérapeutique pour elle ? Elle pensait que oui. Il lui semblait qu’elle pourrait mieux se comprendre, mieux le comprendre, si elle ressentait le temps, dans lequel il vivait. Elle se rappelait ce que le poète disait lui-même sur l’unicité de l’art dans toutes ses manifestations. » La Russieestun paysjeune, et sa culture est synthétique. Le peintre russe ne peut et ne doit être un spécialiste. L’écrivain doit se souvenir du peintre, de l’architecte, du musicien… Tout comme sont inséparables, en Russie, la peinture, la musique, la prose. En sontaussiinséparables — et l’une de l’autre — la philosophie, la religion, l’organisation sociale, et même la politique«. Ces lignes de l’article de Blok » Sans divinité, sans inspiration « (1921) étaient fort proches de ce que pensait Élisabeth Yourievna. Les années passeront et la synthèse de l’interpénétration, décrite par Blok, deviendra, chez Élisabeth Yourievna véritablement incarnée dans son oeuvre et sa voie monastique. À Nauheim, elle écrivit quelques poèmes, qu’elle réunira plus tard avec ceux d’Anapa dans un livre : « Le Chemin«.

[17] La soeur Jeanne [Reitlinger], le moine Grégoire [Krug], Nina Klépinine, G. Morozov, L. Ouspensky, Stelletzky et d’autres ont peint beaucoup d’églises orthodoxes en France : le moine Grégoire et la sœur Jeanne étaient directement liés à Mère Marie et participèrent à la peinture des églises qu’elle créait auprès de ses foyers.

[18] Dimitri Vladimirovitch Kouzmine-Karavaïev (1886-1959). Juriste, historien, écrivain, prêtre. Premier mari (de 1910 à 1913) d’Élisabeth Yourievna Pilenko. Membre, à Saint-Pétersbourg en 1911-1914, de l’union littéraire » L’Atelier des poètes «. Expulsé d’URSS en 1922. Vécut à Berlin. À Rome, devient docteur en théologie et est ordonné prêtre catholique. En 1927, fut nommé recteur de la paroisse catholique russe de Berlin. Les dernières trois années de sa vie, enseigna l’histoire de la Russie et de l’Église russe à Rome. Enterré au cimetière de Verano.

[19] » Ellesouffraitd’abandon…» : l’on vise ici A. Blok. Le sentiment non réciproque et profond d’amour pour A.Blok atteint chez elle, en ces années-là, les limites extrêmes du désespoir, et la guerre, coïncidant avec la naissance de sa fille hors mariage et son divorce avec Kouzmine-Karavaïev, n’accroît pas l’optimisme dans son coeur. La crainte pour l’avenir de la Russie l’absorbe entièrement, et c’est peut-être à ce moment-là qu’elle délaisse, pour la première fois, ses émotions personnelles pour s’intéresser aux infortunes des autres ; de plus en plus, elle évoque, en paroles et dans ses écrits, le repentir personnel, la soif de sacrifice et la recherche de Dieu. Les relations avec Blok sont dans l’impasse ; le poète était lassé de leurs contacts et, durant ces années, s’était de plus en plus éloigné d’elle. L’été 1916, il fut appelé à l’armée et partit pour la Biélorussie. Le 4 mai 1917, Élisabeth Yourievna fit une dernière tentative. Elle lui écrivit : » Je sais que tout vous est odieux maintenant, mais s’il vous semblait que c’est la fin, alors que devant moi s’ouvrait n’importe quelle autre voie … je m’en détournerais avec plaisir, si vous le souhaitiez «. Mais Blok ne voulut pas répondre à cette lettre.

[20] Dans le récit de cette période de sa vie par S. B. Pilenko, nous trouvons les mots suivants de sa fille : » J’achetai un gros tuyau de plomb, assez lourd. Je l’aplatis avec un marteau. Et le portaisousma robecommeuneceinture. Tout cela pour acquérir le Christ, l’obliger à s’ouvrir, à m’aider ; non, tout simplement, pour faire savoir qu’IL est. Et dans les Ménées, et dans le tuyau de plomb, et dans les prières obstinées, brûlantes et infécondes sur le plancher froid, se trouve mon combat. C’est nécessaire pour quelque chose, pour la guerre, pour la Russie, pour mon peuple bien-aimé … pourle peuple, seulle Christestnécessaire, je le sais » [Mère Marie, Poèmes, Paris, 1949. Et dans le recueil : É. You. Kouzmine-Karavaïev et Alexandre Blok, éd. RNB, Saint-Pétersbourg, 2000].

[21] En 1915, Élisabeth Yourievna publia la nouvelle philosophique « Yourali«, qui se compose de nombreuses allégories et paraboles. Son héros principal est un chanteur, conteur, sage, un nouveau maître, une sorte de prédicateur. Mais étrangement, ses recherches du sens de la vie et de la justice se contredisent sur plusieurs points. Dans cette œuvre, se reflètent les idées et les doutes de la poétesse. Par la bouche de son héros, elle prête serment et prophétise : “Désormais, je porterai et le péché et la repentance, parce que mes épaules sont fortes et ne plieront pas sous ce tourment ”. Et comme dans son œuvre, les mots et le dessin ont toujours vécu en harmonie, elle crée un cycle d’aquarelles : des illustrations originales de cette nouvelle.

[22] Evguéni Mikhaïlovitch Bogat, né et décédé à Moscou (1923-1985). Durant les années 1970-1980, célèbre écrivain et publiciste soviétique. A consacré plusieurs articles à Mère Marie.

[23] Boris Vladimirovitch Plioukhanov (1911-1993). Né le 24 avril à Riga. Pendant la Première guerre mondiale, fut évacué avec sa mère et ses frères en province de Vologda. La famille revint ensuite en Lettonie. Diplômé de la faculté de droit de l’université de Lettonie avec le degré de maître. S’est inscrit au barreau. Prit part au travail de l’Union russe des étudiants orthodoxes de Lettonie. Durant la Deuxième Guerre mondiale, travailla comme secrétaire diocésain. En 1944, fut arrêté par les autorités soviétiques. Libéré au bout de 2 ans » faute d’éléments matériels d’infraction «. Jusqu’en 1992, travailla comme juriste à Riga. En collaboration avec You. Abyzov, composa un martyrologe des personnalités publiques et culturelles russes en Lettonie. Décéda le 7 octobre 1993 à Riga.

[24] Dans les souvenirs de T. P. Milioutina, qui vivait à Paris en 1930-1933, nous trouvons des descriptions intéressantes de la manière dont Mère Marie créait ses icônes. En 1931, Milioutina se reposait en été, avec d’autres jeunes filles russes, au camp de jeunesse de l’ACER, sur la côte du golfe de Gascogne non loin de Bordeaux. Et Élisabeth Yourievna (encore laïque) arriva chez elles pour se reposer. Selon le programme du camp, le matin, les jeunes filles allaient à la plage, mais après le déjeuner, durant la sieste, elles demandaient souvent à É. You. de s’entretenir avec elles. Même les plus légères et les plus indifférentes ne pouvaient pas ne pas l’écouter, tant elle parlait toujours avec passion, conviction et sincérité. Ces conversations se déroulaient sur une pelouse pittoresque, entourée de bruyère florissante et de pins. Sous les rayons d’un tendre soleil, les jeunes filles tricotaient, tandis qu’Élisabeth Yourievna menait la conversation et brodait : » Cette broderie était extraordinaire et nous intéressait beaucoup. Entre les annaux du métier à broder se tendait le tissu, une simple pièce sur laquelle il n’y avait aucun dessin. Or, Élisabeth Yourievna dessinait merveilleusement ! Sur cette surface, apparaissaient des poissons fantasques, dont les dos se courbaient, les écailles étincelaient, les queues se tordaient. Élisabeth Yourievna connaissait les techniques de l’ancienne broderie d’icône, et les fils choisis par elle, avaient des tons extraordinaires qui se répondaient mutuellement. Sur ces poissons tombait un fin filet, vers eux se tendaient des mains, au-dessus d’eux apparaissaient, penchés, avec des visages étonnés, les figures des pêcheurs-apôtres. C’est ainsi qu’à la fin de notre mois de repos, Élisabeth Yourievna avait brodé l’icône de l’Évangile de la pêche miraculeuse. «

[25] Jules Oury (pseudonyme : Marcel-Lenoir), peintre français (Montauban, 1872 −1931). En 1889, à Paris, il étudie à l’École des arts décoratifs. Symboliste, il se passionne, à partir de 1912, pour le cubisme. En 1902, revient à Montauban, écrit des vers. Il réalise près de 700 oeuvres. Décède à Montauban.

[26] Dimitri Dimitriévitch Bouchène (1893-1993), peintre russe et décorateur de théâtre. Membre de l’association » Le Monde de l’art «. A travaillé comme conservateur de la porcelaine au musée de l’Ermitage. Sa peinture est pleine de réminiscences stylistiques de l’art de XVIIIe siècle : des tableaux de Guardi, Canaletto, des produits de la porcelaine de Sèvres et du verre vénitien. Dès 1925, Bouchène vit et travaille en France et en Italie. Il se souvient : » C’était durant la guerre, après la capitulation de Paris, elle (M. М.) se conduisait de manière, comment dire, … provocante. Je lui disais : «Lisa, moins fort, moins fort, il ne faut pas. Il ne faut pas que les Allemands sachent quoi que ce soit». Mais elle avait, par rapport à eux, un sentiment terriblement provocant (qu’elle ne cachait d’ailleurs pas) : elle les détestait et luttait avec eux. Je me rappelle que, dans cette pièce, nous avions parlé avec Serge (Ernst) de prudence, et elle nous a accusé de nous tenir à l’écart «. Cette accusation était non fondée, puisque D. Bouchène et S. Ernst étaient, tous deux, des membres actifs de la Résistance française, mais, pour des raisons de sécurité, ils ne l’affichaient pas. [Conversations avec D. D. Bouchène].

[27] Aujourd’hui, ce foulard se trouve chez la fille du père Dimitri Klépinine, E. D. Arjakovsky-Klépinine (Paris). Il fut reproduit à de nombreuses reprises, en noir et blanc ou en couleurs, dans différentes éditions.

[28] Messager des volontaires, partisans et résistants russes en France, n°2, 1er février 1947.

[29] Les vers sont issus du recueil : Mère Marie, Poèmes, éd. Pétropolis, Berlin, 1937.

[30] Mère Marie, 1937. Le manuscrit se trouve à l’Université de Columbia (Rare Book and Manuscript Library, Bakhmetiev Archive. — Mother Mary Skobtsova. Box 2).

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